J’arrive à La Paz après un trajet aussi long et pénible qu’un roman à l’eau de rose de huit cent pages. Quatre escales. Dix repas. Autant d’heures de correspondances que de vol. Je dévore chaque repas offert gracieusement par les différentes compagnies aériennes avec lesquelles je vole. Je dévore aussi à chaque correspondance pour faire passer plus vite le temps. Je regarde de mauvais films. Je n’ai rapidement plus de batterie sur mon téléphone et ne peux plus faire de mots croisés.
Heureusement, je vole en éco. Je sais donc où coincer mes guiboles contre le siège devant moi afin de m’endormir par un phénomène de coupure de circulation sanguine que je maîtrise aujourd’hui parfaitement.
Mes jambes sont des poteaux et mon estomac repu est douloureux lorsque je débarque à 4000 mètres d’altitude sur l’altiplano andin.
Ma première sensation latino-américaine au sortir du petit terminal d’El Alto c’est une légère sensation d’étourdissement. La tête qui tourne un peu. En mon for intérieur, je pense « oh ! Le mal d’altitude, c’est marrant ».
Vite, je change de l’argent en me faisant avoir évidemment. Mais mon aversion pour les mathématiques et mes vingt-huit heures d’avion ont raison du calcul mental que je ne fais pas.
Vite, je hèle un micro, ces bus sans âge si typique du pays. Pas de taxi non, je veux m’imprégner du quotidien bolivien sans attendre.
Des chapeaux. Des foultitudes de jupons. Des rues dégueulasses. Des chiens errants par milliers. C’est El Alto. Cette ville qui domine La Paz, déconseillée aux touristes parce que réputée dangereuse. Je l’effleure et elle m’attire. Il y règne une sorte d’embargo que l’on a envie de transgresser. Pas le temps cette fois-ci, je dois me rendre à mon hôtel.
La conduite bolivienne couplée à de multiples accrocs sur les routes défoncées transforment le trajet en un tour de montagnes russes qui n’en finit pas. Mais je suis entourée de boliviens et mes yeux s’écarquillent et détaillent ces gens colorés. Où les femmes ont toutes des airs de peinture de Botero. Où les gamins me rappellent un vieux dessin animé. Ma curiosité balaie les sinusoïdes qui me mènent à mon hôtel.
Nous descendons vers La Paz qui apparaît à mesure que nous roulons à la fois immense, tentaculaire et impressionnante. Grouillante de vie.
Mon hôtel se situe dans un quartier privilégié, entre Sopocachi et San Jorge, le quartier des ambassades. Il reste un peu de vert dans ce coin de la ville. Et des villas cossues qui contrastent avec le reste de ce que j’ai pu apercevoir de La Paz. Je pose mes valises et ressors aussitôt, il est encore très tôt et je veux sentir la vie bolivienne. Je prends à peine le temps de découvrir l’hôtel Rendez-Vous, qui, avec son nom bien français est d’une propreté impeccable, au calme et décoré avec goût.
Je cherche évidemment un boui-boui où manger. Comme si j’avais faim. J’ai cette habitude pécheresse de découvrir un pays par sa nourriture avant toutes choses.
En déambulant dans les rues, j’observe comme une pesanteur dans mon corps. Alors je m’attable à un café. Commande un mate de coca, pour faire comme eux. Et grille enfin ma première cigarette depuis 29h maintenant. J’ai compté. Puis je repars et me mêle au fourmillement de cette ville qui déborde de monde, comme un soufflé prêt à exploser. Mes pas sont lents au regard de la vie qui s’agite. Et mon corps de plus en plus lourd. Il y a presqu’autant de bagnoles que de gens. Les pots d’échappements beaucoup trop nombreux crachent uniformément une fumée noire crasse et volatile qui semble s’imprégner dans ma gorge et boucher les pores de ma peau. Je commence à avoir du mal à respirer et je cherche l’oxygène à 4000 mètres d’altitude. Je marche au milieu de cette vie bolivienne qui n’attend personne. Et qui trace sans ne jamais s’arrêter. Tout va vite. Trop vite. C’est un tourbillon chamarré.
Les odeurs de pots d’échappements se mêlent aux effluves des petits kiosques de nourriture installés au milieu des ronds-points. Entre les klaxons et les chiens errants, des marmites fumantes de soupe, de viandes bouillies, de riz trop cuit et de carne qui chauffe au soleil et qui sera fumée avant cuisson.
La Paz me donne le tournis. Je voulais en prendre plein la vue en cette première journée. J’en prends aussi plein le nez. La Paz ne se laisse pas apprivoiser. Elle est sauvage et indépendante. Et n’a besoin de personne, là-haut perchée.
Je rentre à pas de fourmis. Chaque pas me coûte un effort considérable. J’ai l’impression d’avoir cent ans. Je laisse les gaz d’échappements se plaquer sur mon visage sans plus résister et les chiens puants se coller à moi sans les éviter. Une forme de torpeur m’envahit.
J’arrive à l’hôtel qui, par bonheur, possède une literie digne d’un hôtel de luxe. Le matelas a l’épaisseur des matelas britanniques et le confort et la fermeté des couchages suisses. Je m’écrase sur le lit. Ereintée. La Paz a pris toute mon énergie.
En cette fin de journée, mon corps peu à peu s’exprime. Mon crâne d’abord. Soudain prêt à exploser. Brûlant. Mes tempes ensuite. Elles pulsent de plus en plus vite. Mon corps s’engourdit. Je crois comprendre maintenant qui vient m’envahir. Il est donc là, celui que j’avais fait mine d’ignorer toute la journée. Moi la guerrière. Moi dont le corps ne céderait pas. Moi dont la naïveté n’a d’égal que mon ego et qui ai cru que le mal des montagnes, c’était pour les autres. Alors comme je l’ai lu, je bois de l’eau. Beaucoup d’eau. Je bois sans soif et sans m’arrêter puisque serait là le secret pour vaincre ce mal des montagnes qui m’assaille. Je suis une loque dans un lit. Et soudain, suis prise de nausée. Des nausées continues. Je peine même à reprendre mon souffle. Je suis un égout en période de mousson. Je suis pétrifiée.
Sur un guide de voyage, j’ai lu « embolie pulmonaire » et « oedeme au cerveau ». C’est donc ça ? Ma fin est arrivée ? Avant de partir j’ai vu le film Everest. Eux sont morts en héros. Moi, je suis dans la chambre d’un hôtel confortable, avachie sur un matelas de luxe, dans un quartier d’affaires privilégié. Ma fin serait désolante et ridicule et mon oraison funèbre provoquerait le syndrome de la page blanche au plus doué des auteurs. Ma tête explose. Implose. Et rien ne me soulage. Je maudis La Paz et j’ai envie d’appeler ma mère pour qu’elle vienne me chercher. Je cherche avec ce qu’il me reste de forces comment rejoindre un dénivelé express qui pourrait me soulager. Et commence dans ma tête à rédiger un texte sur ma vie qui serait plus louable que mon imminente fin minable. Je crois voir la lumière. Mais je ne meurs pas. Je m’endors plutôt. Sans savoir si La Paz va me libérer de son étreinte maléfique.
Le jour suivant, je suis donc en vie. J’ai le teint blafard d’un lendemain de fête trop arrosé à l’eau. Mais la tête plus calme. J’ai simplement la sensation que La Paz et toute sa population sont posées sur mes épaules et s’y appuient en toute sérénité.
Je me souviens alors d’avoir noté avant de partir le contact que l’on m’a donné d’un prêtre d’origine française qui vit à La Paz depuis longtemps. Je l’appelle et nous convenons de nous retrouver sur la place San Francisco. Je prends un taxi car mes pas sont lourds comme ceux d’un prisonnier auquel un poids serait attaché. Par chance, la quantité de gaz carbonique que produit La Paz m’ôte entièrement l’envie de fumer. Je lui en suis presque reconnaissante.
Je retrouve le prêtre rapidement. Nos teints clairs -surtout le mien- dénotent avec le caramel des boliviens. Avant même de me présenter, dans un regain de foi que seule le Soroche peut provoquer, j’hésite à lui demander l’extrême-onction, par précaution. Et lui explique mon mal et mes problèmes d’oraison funèbre à régler. En guise de foi, il me tend une boîte de médicaments que d’autres voyageurs lui ont laissé. Pour des gens comme moi. Mal préparés.
J’ai des envies d’overdose mais m’en tiens au nécessaire. Et suis les recommandations du saint homme « tu vas te coucher et tu ne fais aucun effort le temps que ça s’estompe ». Je retourne dans mon antre de luxe et patiente le temps de la guérison. Je sens mes mains dégonfler et mon cerveau se calmer. Je retrouve l’inspiration mais n’écris aucun testament. J’ai plutôt envie d’envoyer une missive au Vatican pour demander la canonisation de ce prêtre qui a réalisé un miracle quoique chimique.
La Paz est colérique. La Paz est véhémente. La capitale bolivienne a le pouvoir d’un alcool frelaté et possède une palette de couleurs qui rendrait jaloux les plus grands impressionnistes. Qui la supporte est chanceux. Qui en souffre doit la fuir. Je la fuis en fin de journée. Cette ville qui pourtant, à la nuit tombée, entourée de montagnes parsemées de lumières, possède une gueule d’ange et quelque chose de féerique.