Quand on est arrivé, il y avait déjà du monde. J’étais gênée. Parce que c’était comme m’introduire chez des gens sans leur demander la permission. Il y avait des matelas. Des fringues accrochées au grillage. Une table bancale. Et beaucoup de couvertures. On a dû allumer les lumières alors que les gens dormaient. On a installé plus de tables et davantage de chaises. On avait emmené des parkas, mais je crois qu’il n’y en a jamais assez. Alors j’ai repris position du côté des boissons chaudes. Parce qu’il y en a toujours pour tout le monde. Et parce que c’est doux et sucré.

Il y a du thé, des tisanes, des cafés. Mais ce que tout le monde préfère, c’est le chocolat chaud. C’est marrant. On ne croirait pas qu’après l’enfance cette boisson pourrait encore plaire autant. C’est pourtant celle qui a le plus de succès. Comme pour y retourner le temps d’une soirée. Encore plus de chocolat s’il vous plaît, un autre sucre, pas trop de lait. Touille-le moi, j’ai trop froid. Ne remplis pas trop, tu vois bien que je vais me brûler. Alors je touille ou je souffle un peu. Je remplis à ras bord ou bien je mets un peu d’eau chaude ou plus de lait.

J’ai encore revu des visages familiers. Mais surtout pleins de nouveaux. On a toujours envie de rencontrer de nouvelles personnes. Mais ces soirs-là, je n’ai jamais très envie d’en découvrir autant.

Un type est arrivé vers moi, il m’a toisée. Puis il a lâché « Tiens, une revenante ! ». J’ai souri « Et oui, me revoilà !». En mon for intérieur, je me suis demandé s’il se rappelait m’avoir vue l’année dernière, l’année d’avant ou bien il y a dix ans. Dix ans. Même lieu. Même chocolat. Même froid de décembre. Il a repris « Ca fait au moins 5 ans non ? », j’ai dit « c’est possible oui  ». Il a enchaîné en rigolant « T’as eu une traversée du désert ou quoi ? ». Je me suis demandé quel genre de géographie il avait dû, lui, traverser.

Le vieux monsieur très méticuleux était encore là cette année. Lui qui, avant chaque repas, lèche chaque millimètre de la cuillère qu’il porte dans sa poche. Ensuite, il prend un papier, l’essuie consciencieusement et se met à manger. Il a pris trois bols de soupe comblés de pains. Il m’a demandé du lait. On avait aussi des carreaux de chocolat. Et des madeleines. J’ai du empaqueter dans du sopalin les carreaux de chocolat d’un côté. Les madeleines de l’autre. Il s’est assis à une table en face de moi. Autour de lui, il a installé comme un buffet. Agapes de roi. Il s’est entouré de ses trois bols de soupe, de ses petits paquets de douceurs et de quelques morceaux de pain. On aurait dit un rempart. Quand il a terminé, il a léché la table. Le rempart envolé, il est parti pour nulle part.

Il y a aussi ce bonhomme qui passe son temps de mon côté. Celui-ci, je le connaissais aussi. Il a passé sa soirée à prendre des carreaux de chocolat deux par deux, les mettre dans sa poche, partir, revenir, faire semblant de n’être jamais passé. Puis une fois la poche pleine, il en a rempli son sac en plastique. Entre ses allers et venues pour les carreaux de chocolat, il en buvait un avec beaucoup de lait. Il me faisait penser à un vieil enfant. Un vieil enfant avec la peau noire crasse et les cheveux longs et grisonnants. J’ai gardé tout au long de la soirée un chocolat chaud avec beaucoup de lait prêt d’avance au cas où.

Et puis, j’ai vu apparaître un monsieur. J’ai eu un haut le cœur. Ce type ressemblait à mon père. À ton père. À vos papas. Un costard et un long manteau. Des pompes cirées. Quand il s’est adressé à moi, j’ai eu la sensation d’être au service dans un hôtel de luxe. Avec sa voix grave, sa politesse extrême et ses mots choisis avec précaution, je me suis dit que le jus de café que je lui tendais n’était sans doute pas celui qu’il avait l’habitude de boire. J’ai eu du mal à détacher mes yeux de lui et à ôter le mot « dégringolade » de mon esprit. J’ai mis une dose de café supplémentaire dans son verre en espérant qu’il retrouve un peu le goût d’avant.

J’ai vu des familles aussi. Et deux gamines maquillées comme des voitures volées qui riaient tout le temps. Mais peu d’enfants.

J’ai revu ce jeune. Celui pour lequel on avait appelé le Samu social une année. A l’époque, il était tellement maigre qu’on aurait dit une feuille d’automne prête à s’envoler. Certains auraient pu dire ce soir qu’il avait l’air plus ancré. Il portait une barbe fournie et avait pris un peu de poids. Moi j’avais l’impression de voir deux boulets accrochés à ses pieds. Il m’a souri en demandant du chocolat. Je n’ai pas su s’il m’a reconnue ou s’il était juste gentil.

Et puis il y a eu les nouveaux. Ceux qui sont là par hasard, par la vie. Et qui viennent de trop loin. Quand ce gars qui a mon âge m’a dit « Syrie », ce mot m’a claqué au visage. Pas une pichenette non. Une claque comme une droite qui met KO. Parce que soudain, ce n’était plus sur un journal que je lisais ce mot. Ce type en face de moi, venait de là-bas et venait juste d’arriver. Et je ne pouvais pas tourner la page du journal pour cesser d’y penser. Il a dit la fuite de Deir ez-Zor. Il a dit les bombes à Alep et Damas. Il a dit le bateau. Il a dit tout ça avec un sourire inébranlable. Mais quand il a dit « c’est un peu dangereux » j’ai senti en moi des larmes monter et venir aussi la nausée. Ce gars qui a mon âge, qui a entendu le bruit des bombes et vu des gens s’effondrer est ingénieur en procédés. Et moi je lui ai tendu un chocolat chaud.

Un autre syrien avec son fils s’est avancé. Il parlait mal français. Je lui ai parlé en anglais. Il comprenait mieux mais voulait apprendre la langue du pays dans lequel ils venaient d’arriver. On s’est mis à discuter. Moi en français. Lui en arabe. J’ai parlé lentement et distinctement. Il répétait consciencieusement. De mon côté, même en faisant d’extrêmes efforts, il ne faisait que rigoler quand je répétais sa langue à lui.
Il a sorti un papier d’une enveloppe marron cornée. Je me suis demandé pourquoi on utilisait toujours des enveloppes marron pour signifier quelque chose d’important. J’aurais voulu que la sienne soit verte. J’ai lu sa demande d’asile. Tout en lisant, j’ai mesuré la chance que j’avais de ne jamais l’avoir reçue. Je lui ai dit en français que j’allais penser fort à lui. Il n’a certainement pas compris. Je lui ai demandé si seuls sont fils et lui étaient ici. Il m’a répondu « famille Alep ». Ils ont voulu chacun un thé avec deux sucres s’il vous plait.

À la fin de la soirée, un type nous a tous serré la main, un par un. Et il a dit « Meilleure année ». J’ai trouvé ça juste et plein d’espoir. Le jour d’après, l’an neuf, peut-être que le meilleur peut arriver qui sait ?