J’atteins la province de Bari en fin d’après-midi. Mon rendez-vous est prévu pour le lendemain matin. Ma voiture et moi sommes en fin de carburant. J’ai traversé les Abruzzes et le nord des Pouilles en voiture. D’une traite et sans ne rien voir. J’ai cru entrapercevoir un paysage qui me plairait mais je traverse le Gargano à 110km/h.
Les voitures sur la file de gauche, lorsque je suis en train de doubler, frôlent constamment l’arrière de mon véhicule et m’éclairent frénétiquement de leurs phares même en plein jour. Les coups de klaxons nerveux et répétés m’invitent à promptement me déporter. Lorsque je cède ma place, se crée un appel d’air dû à la vitesse des autres conducteurs qui m’emporte, dévie ma trajectoire et me positionne sur la file de droite, au milieu des camions. Je passe quatre heures de trajet environ à essayer de me remémorer le code de la route. À affiner mes réflexes de conduite. Pour, en fin de course et croyant mon permis de nouveau attribué, louper la sortie pour Bari, coincée entre deux camions : coups de klaxons, appels de phares et appel d’air aidant. Pendant près de trente kilomètres j’hésite à m’engouffrer dans la prochaine sortie. À quelques encablures de Polignano a Mare, j’envisage une échappée. Ne serait-ce que pour souffler de ce rallye imposé.
Une petite route désolée se dirige vers la mer. Le début de l’été a déjà grillé les champs. La terre est sèche et poussiéreuse, seuls les figuiers semblent résister. Au bout de cette route, une fourche. Ne sachant pas où aller je trace et prends la direction d’une immense bâtisse que j’aperçois au loin.
On pourrait croire que la fin de la route s’achève dans les eaux bleues des Pouilles du petit port de San Vito. Comme si le monde s’arrêtait là. Moi qui espérais souffler, c’est le souffle coupé que je découvre en guise de bâtisse, une imposante abbaye qui surplombe et protège le minuscule port de cette bourgade. Le haut de l’abbaye est orné d’arches et le soleil révèle le jaune doré des pierres dont elle est construite. Une dizaine de barques de pêche colorées ondulent au gré des vagues. Tout est calme. Une chaleur moite et iodée m’enveloppe. L’abbaye, désacralisée, abrite notamment le restaurant La Locanda dell’Abbazia. Je m’assois et commande un espresso serré.
La quiétude du lieu, un peu mystique, est rompue par le ronron fatigué d’un moteur au loin. C’est un pêcheur qui approche. Il amarre sa barque vieillissante à la peinture verte rongée à certains endroits. Je termine mon café et m’approche, curieuse de la prise. L’homme est de ceux dont l’âge est indéfinissable. Sa peau, un cuir tanné par le soleil du sud. Ses mains, des pattes d’ours larges et puissantes. Son visage, raviné par les embruns. Je m’assois sur le bord du quai et observe ses gestes lents mais assurés. Après quelques minutes à l’observer, je lui demande si la pêche était bonne. L’homme me regarde à peine, émet une sorte de grognement. Il se retourne et prend d’une main le seau derrière lui qu’il pose à côté de moi sur le bord du quai. A l’intérieur, barbotent encore quelques poissons qui n’ont pas compris leur sort à venir. Leurs congénères flottant en surface ont tous la gueule béante et figée dans leurs yeux vitreux une sorte d’expression mêlée de stupeur et d’incompréhension. Je compte une bonne dizaine de poissons. Je souris au pêcheur. « Mauvaise pêche » grogne-t-il. J’hésite à poursuivre. Il n’a pas l’air commode. Je lui dis que j’adore pêcher et que pêcher en mer doit être une belle expérience. Je ne sais pas trop si il m’écoute parce qu’il commence à vider ses poissons. Passent quelques minutes pendant lesquelles je l’observe extraire les entrailles de son futur dîner. Puis, il lève ses yeux d’opale vers moi et déclare dans un dialecte que j’ai du mal à comprendre « T’as qu’à venir pêcher avec moi demain ». Son ton est rude et sans fioritures. Je ne sais pas si je dois le prendre pour une invitation. Alors je commence les présentations. Je lui raconte que je suis là pour le travail et que je me suis perdue. Que j’ai rendez-vous le lendemain matin à dix heures à Bari. Et que je ne sais pas trop si je pourrai être à l’heure pour pêcher. Franco, c’est son prénom je l’apprends, me regarde et lâche de sa voix grave et profonde « On va pêcher à six heures et demi demain matin, tu en as pour un quart d’heure pour aller à Bari, ça devrait aller ». Les choses sont dites et la décision prise unilatéralement. Franco me raconte qu’il est pêcheur depuis toujours, depuis ses sept ans. Que son père ne pêchait pas, alors qu’il a appris avec les vieux au port, qu’il n’allait pas à l’école parce qu’il préférait être en mer, que la mer lui a tout pris mais lui a aussi tout donné. Il me demande où je dors ce soir. Je lui réponds que je pense aller à Bari. Il hausse les épaules l’air exaspéré « Tu devrais aller à Conversano, c’est plus tranquille, c’est à huit kilomètres d’ici. C’est par là que j’ai ma maison ». Je réponds que je vais suivre son conseil. Alors il enchaîne « Quand tu vas à Conversano, tu passes forcément devant chez moi, prends ta voiture et suis moi ». Quand Franco parle, dans son dialecte incompréhensible, c’est un peu comme si vous n’aviez pas le choix. Il n’y a ni supplique, ni hésitation. Juste une affirmation qui ne laisse pas de place au doute. Alors je suis Franco le pêcheur jusqu’à sa maison.
Longeant l’autoroute, nous nous arrêtons devant une vieille bicoque et un immense verger. Un portail rouge rouillé, fermé par une cordelette, s’ouvre dans un grincement aigu. Deux chiens de chasse puants, enfermés dans des cages se mettent à aboyer. Franco les tance d’un blasphème en dialecte. Les chiens cessent, évidemment. Franco m’invite à m’asseoir. Je cherche un long moment au milieu d’un tas d’ustensiles de jardins, de seaux remplis de substances indéterminées, de kilos de filets de pêche entassés sous un hangar. Il glisse vers moi un tabouret bancal. Et s’assoit à côté. Il commence à repriser ses filets. Ses mains dansent entre les cordes en un va-et-vient régulier, parfois il prend l’aiguille dans sa bouche. Je vois se dessiner les mailles, se tordre le fil, pour ensuite faire apparaître un carré. Franco est un fin couturier. « Prends des figues, il y a des abricots aussi ». Je me retourne et admire les dizaines d’arbres fruitiers luxuriants et chargés. Leurs branches ploient sous le poids des fruits charnus et du soleil lourd et brûlant. Je me lève, cueille des fruits et les dévore goulûment. Puis Franco commence à parler. De sa journée de pêche. De ses chiens. De son verger qu’il a acheté il y a longtemps et où il aime se retrouver lorsqu’il n’y a plus rien à pêcher. C’est un effort soutenu pour moi de le comprendre. Il mange des syllabes, marmonne un dialecte secret. Mais une forme de magie opère lorsque je fixe mon regard et contemple ses doigts se balader sur les filets. Le son de sa voix rauque, sa respiration bruyante mais lente et régulière, ses mains que je vois valser ont quelque chose d’enivrant. Franco se lève alors, prend une cagette et commence à cueillir des fruits, des légumes, il ajoute même quelques boutures d’anis et de persil. Il m’emmène aussi dans le poulailler « celui là vient de sortir » dit-il en souriant. Il me tend un œuf chaud et crasseux. La cagette est comble. Prête à céder.
Pendant la cueillette, je lui demande où il vit -vraiment-, s’il a une femme, des enfants. S’ils sont pêcheurs eux aussi. D’un coup, Franco s’arrête sous le figuier. Ses yeux d’opale se remplissent d’une mer tempétueuse et agitée. « J’avais deux fils, mais la mer les a pris. Un jour, le plus jeune n’arrivait plus à nager, l’autre a voulu le sauver, ils ont fini tous les deux enlacés au fond de la mer ». Franco mime le geste qu’auraient eu l’un pour l’autre ses enfants, pour que je comprenne l’embrassade fraternelle éternelle lorsqu’ils retrouvèrent les néréides dans les limbes marines. Je déglutis. Je réprime difficilement mes larmes. Mais Franco retourne déjà à son hangar « Ma fille fait de l’huile, tu veux goûter ? ».
A peine ai-je le temps de reprendre mes esprits ainsi qu’une bouffée d’air nécessaire que Franco sort d’une étagère poussiéreuse une bouteille en plastique sale, emmaillotée dans un torchon dont la blancheur a disparu depuis des années. « Tends ta main ». Et Franco de verser sur mes doigts le liquide verdâtre et réchauffé par l’été. L’huile est divine, fruitée et légèrement piquante. Mais je n’ose pas me lécher entièrement la main qu’il a ointe. Franco remarque ma gêne. Il tire d’un seau un chiffon difforme à la couleur suspecte duquel émane une odeur rance de poisson pourri « Il est propre. Je crois » précise-t-il. Puis, Franco me tend la cagette qu’il avait préparée. Surprise, confuse et reconnaissante j’essaie de lui expliquer que c’est trop pour moi, que je suis gênée. Il répond de son ton habituel « tu vas bien devoir manger non ? ». J’aimerais le remercier chaleureusement mais Franco n’aime pas les démonstrations.
Je le quitte et emprunte la route qui mène à Conversano, comme il me l’a conseillé. Dans la voiture, se dégagent de la cagette garnie des effluves de fruits trop mûrs, presqu’un parfum de confiture. Arrivée près du centre historique de cette petite ville, je commence à déambuler dans le dédale des minuscules ruelles en pierres, à me perdre en découvrant églises, monastères, tours médiévales et château. Par chance, alors que je m’octroie un aperitivo sur l’une des places qui jouxte le château d’Acquaviva d’Aragona datant du XIème siècle, l’on m’indique un B&B et je file à l’adresse indiquée. La Dimora delle Badesse, sans doute en référence aux nombreux édifices religieux de la cité, est absolument charmant. Les chambres sont décorées avec goût. Il y a même un joli panier de cerises qui m’attend. Mon hôte est aux petits soins m’indiquant tout ce qu’il y à faire dans cette ville où je passerais volontiers beaucoup plus de temps. Mais une partie de pêche matinale et des rendez-vous à Bari m’attendent le lendemain.
Je m’endors d’un sommeil lourd, les murs de la demeure, larges comme l’espace de mes bras sont rassurants.
A l’aube, mon réveil m’arrache difficilement de ma torpeur. Je suis en retard. Dehors, il pleuviote un peu. Le soleil n’est pas encore tout à fait prêt. Je me prépare promptement et réalise avec effroi que dans ma valise, il n’y a aucune tenue de marin. Plutôt mes vêtements habituels, très classiques et codifiés. Franco, n’aura sans doute jamais eu dans son bateau, une femme à talons, aux ongles vernis, en tailleur pantalon. Mais je n’ai pas le choix.
Entre chien et loup, je reprends en vitesse la route de la mer. Franco est là, il m’attend depuis dix minutes déjà. « J’ai cru que tu ne viendrais pas » murmure-t-il de sa voix caverneuse. Je sens le reproche et la déception. Je m’excuse mille fois. Ma tenue lui échappe complètement. Franco n’est pas homme d’apparences, mais de serments. « On y va » lance-t-il. Et nous partons à l’assaut des profondeurs, laissant dernière nous l’abbaye majestueuse de San Vito. Les lampadaires sur la route sont encore allumés. Quelques matous hirsutes ouvrent l’oeil quand le moteur de la petite barque de Franco se met à pétarader.
Plus nous avançons au cœur de la mer, plus notre barque me semble petite et son moteur désuet. Lentement, le soleil se dévoile à mesure que nous naviguons. Bientôt d’autres pêcheurs arrivent, mais aucun ne nous approche. Frontières invisibles, territoire respecté. Franco arrête le moteur. Et prépare son matériel. Il sort alors un carré de bois dont les angles ont été lissés par le temps, la ligne y est entourée et se termine par un poids et une dizaine d’hameçons. Moi qui m’attendais à une canne me voilà désemparée. Je demande à Franco quelques explications et le secret pour pêcher sans appât. « Pas besoin, de toutes façons, tu le sens le poisson ». Et j’observe Franco dévider son carré de ligne. Son poignet, en un tourniquet habile et maintes fois répété, lâche le fil jusqu’à toucher le fond. Il y a donc près de quarante mètres d’eau sous nos pieds. J’ai comme un léger vertige des profondeurs en scrutant ce néant sombre et liquide. Franco regarde l’horizon. Patient.
Soudain, il lâche calmement « J’en ai deux. Un gros et un petit ». Je reste circonspecte et dubitative, presque méfiante. Je ne comprends pas ce que Franco peut voir dans le noir profond. Mais il remonte le fil, chaque bras tirant un mètre de ligne à la fois en un geste répétitif et régulier. Je distingue alors, lentement émerger des abîmes, le scintillement de deux poissons. Un gros. Un petit. Je reste bouche bée.
Pour Franco rien de plus normal. Pour moi c’est une révélation. J’imagine les années passées en mer. L’expérience et la sagesse du pêcheur qui connaît si bien sa proie. La sensibilité dont Franco est doué. Je pense aussi à ses enfants et aux néréides auxquels il doit penser à chaque sortie en mer. Et puis revient à ma mémoire le Santiago d’Hemingway. L’iode, le vent ou l’émotion. Les yeux me piquent et je mets à renifler. « Tu es enrhumée ? » demande Franco. Je ne peux pas répondre. « Prends de l’eau dans tes mains, comme ça » me montre-t-il en plongeant sa pattes par dessus la barque « tu l’inspires par le nez et après tu te mouches dans la mer, ça fonctionne bien, fais le » m’ordonne-t-il. Alors, vêtue de mon tailleur pantalon, les mains manucurées, je m’exécute. Je prends de l’eau, l’inspire par le nez et me mouche dans la mer. L’eau salée brûle mes narines et coule dans mon gosier. Mais j’ai la sensation d’avoir passé avec succès un rite de passage.
Franco me tend le matériel. A mon tour de pêcher. Je laisse couler la ligne vers le fond, elle cisaille mes doigts et irrite la paume de mes mains. J’espère sentir la mer et ce qu’elle voudra bien m’offrir. Après quelques minutes dans le silence plein du matin, je sens de légères vibrations. Un presque imperceptible courant électrique. Des pulsations. Je regarde Franco presque surprise et apeurée. « Tu en as un !» m’assure-t-il « Remonte le maintenant ». Mais je suis gauche et malhabile. J’emmêle un peu mes fils et tout en tirant sur ma ligne, je prie pour entrevoir moi aussi l’argenté des poissons. Brusquement apparaît ma prise. Elle gigote et s’agite, voudrait s’échapper. « Sardine » précise le pêcheur aguerri. Je suis euphorique et fière comme Artaban. Franco esquisse un sourire, entre raillerie et connivence et attrape le menu fretin que je ne sais qu’observer avec émerveillement. Ce sera mon unique prise ce matin.
A quelques reprises encore, Franco perçoit les bons frétillements m’annonçant précisément le menu à venir, sans se tromper une fois sur le nombre et la taille du butin. A mesure qu’il s’étoffe s’accroit ma satisfaction. Mais Franco s’agace, « trop de vent » sont ses seuls mots avant de rallumer le moteur. La barque avance mollement, je savoure chaque seconde en regardant l’abbaye grossir, baignée de soleil maintenant, alors que nous perçons les vagues jusqu’au quai.
Il est temps de reprendre le cours de ma journée. Quelques écailles miroitent sur mon pantalon. Je sais que je porte sur moi l’odeur du poisson et de l’eau salée. Mais qu’importe. Je remercie Franco. Pour tout. Je lui serre maladroitement la main alors que j’aimerais sans doute l’embrasser. « Quand tu reviens, on retourne pêcher, je suis là tous les matins ». Il n’y a ni supplique, ni hésitation dans sa voix. Juste une affirmation qui ne laisse pas de place au doute. Comme s’il savait que pour une fois, je reviendrai à cette destination.
Je ne me sens pas juste parce que je vous lis et que vous ne le savez pas… j’aime beaucoup vous lire, j’espère que vous n’arrêterez pas.. A bientôt .B.
Chère Béatrice, ces nouvelles sont écrites pour être lues 😉 Merci pour votre mot, c’est un véritable encouragement.