Je connais par cœur ce trajet. Je sais exactement à quel kilomètre la radio française perd ses ondes. Je m’arrête aux mêmes aires d’autoroute. Je réprime toujours un gloussement nerveux à la lecture des panneaux indicateurs successifs de la ville de Gland, puis à celui d’Emmental. J’ai cédé une fois à l’Ovomaltine en promotion en lieu et place de mon double espresso serré. J’ai appris ce que signifiait « quittance » et je réponds « tout de bon » quand on me demande comment je vais. De temps en temps j’arrive même à insérer « service » dans une conversation pour remercier. Comme à mon habitude, ce matin, je vais en Suisse.
Je rencontre pour la première fois un collègue helvète qui, hormis la moustache, ressemble en tous points à Oliver Hardy. Il en possède la corpulence massive et cet air à la fois goguenard et poupin. Pour quatre jours, je suis son Laurel.
Hardy est un curieux mélange italien et suisse. Italien de sang. Suisse depuis qu’il travaille. Son accent est à l’image de son histoire, chantant et directif. Il me tend une poignée de mains qui interrompt ma circulation sanguine l’espace d’un instant. Je partage sa semaine pour qu’il me montre son savoir, qu’il partage son expérience. Je suis censée lui en apprendre mais Hardy n’a pas besoin de moi. Hardy est le chantre du commerce. Capable de vendre une bible à un aveugle, du sable à un bédouin, des clous à un manchot. Hardy en négociation vaut mieux que toutes les formations commerciales. C’est un spectacle. Un one man show. Une leçon de vie. Il utilise ses racines latines pour embellir son discours et faire de son rendez-vous une parenthèse enchantée comme un caffè macchiato en plein Rome. Puis il reprend sa rigueur helvète dès qu’il parle argent. Cette stratégie bi-nationale bien rodée fait de lui le meilleur commercial de la région. Jamais caffè machiato n’a été vendu aussi cher. Pas même face à la Fontaine de Trevi.
Hardy est un épicurien. Il aime la vie. Il aime les belles voitures. La bonne bouffe. Les belles femmes. Le bon vin. Les kilos qui débordent de sa ceinture racontent une vie d’excès. Il a vite compris que nous avions quelques points communs. La vie. La bouffe. Le vin.
A l’heure du goûter, c’est à dire vers dix heures trente ce matin, alors que nous roulons à 140km/h vers notre prochain rendez-vous, Hardy me lance « T’aimes ça toi les millefeuilles ? » J’ai à peine le temps de réfléchir qu’il donne un coup de volant sec pour attraper la sortie d’autoroute que nous allons louper. « Je vais te faire goûter le meilleur millefeuille de Suisse ». Et nous nous retrouvons en double-file, moi patientant dans la voiture, Hardy rapportant un paquet lourd et finement emballé et portant sur lui le faciès du bienheureux.
Hardy déballe amoureusement le cadeau à la crème, s’émerveille avec chatterie de ces petits trésors pâtissiers. « Goûte ! » m’ordonne-t-il. Soudain plus rien n’existe pour Hardy. Il est comme transporté au pays de la gourmandise. Je n’ai même pas le temps de lui dire que je n’aime pas trop ça moi, le millefeuille.
Je le contemple, préparant son palais à l’extase culinaire, inspectant l’objet du désir, humectant ses babines, hésitant à la première bouchée comme pour ne pas détruire le joyau. Puis, délicatement approcher ses lèvres, humer le parfum de la crème pâtissière, croquer avec précaution un coin du gâteau comme pour distinguer chaque strate de pâte feuilletée, fermer les yeux de béatitude et savourer chaque épaisseur du morceau englouti. Un sourire envahi son visage. Quelques miettes de feuilleté restent coincées aux coins de sa bouche, les autres atterrissent sur son pantalon à pinces.
Alors je ferme les yeux et rejoins Hardy au pays des gâteaux. Le millefeuille est frais, doux et point trop crémeux, ni même très sucré, le glaçage fond délicatement et je reconnais à Hardy d’être un fin gastronome.
Il a tout englouti et je vois bien dans son regard comme une supplique devant la dernière moitié de mon gâteau. Je lui en fais cadeau. Mais nous sommes pressés par les rendez-vous qui nous attendent, Hardy ne déguste plus, il dévore. Comme un tour de magie, il fait disparaître d’un coup dans son gosier ce dernier morceau.
Hardy est efficace le ventre plein. Ses clients le connaissent depuis des décennies. Il s’enquiert du petit dernier d’untel qui reprendra bientôt l’affaire. S’inquiète de la santé de l’épouse d’un autre. Il connaît les petits travers de chacun de ses clients. Parfois même leurs secrets les mieux dissimulés. Il sait aussi leurs comptes au sou près. Et récupère les dettes tel un huissier.
Les rendez-vous se suivent et ne se ressemblent pas. En fin de journée, lorsque nous trouvons porte fermée pour notre dernier rendez-vous, Hardy sait très exactement dans quel bar le client s’est caché. Alors, nous prenons la route vers le bistrot en question. Hardy, passablement énervé, serre brusquement le frein à main de son auto et me lance « Viens prendre la leçon ! ». Sur la terrasse du troquet, un groupe d’hommes, des dizaines de chopes de bière et le soleil déclinant. Quand Hardy apparaît face à eux, les rires cessent, un peu gênés. Hardy prend place au milieu d’eux, claque le dos du débiteur et lâche avec un sourire immense « Alors, on s’est trompé de lieu de rendez-vous ? Tu m’attendais là ? On prendra deux bières, merci ! ». Le type a les yeux baissés, l’attitude du gosse pris sur le fait. Alors Hardy commence à blaguer, à faire rire les convives, glougloute sa bière sans sourciller. La méthode « caffè en plein Rome » est activée. Je suis admirative et curieuse. La tablée recommence à rire, à s’esclaffer. Les pintes se suivent. Hardy qui « ramène une demoiselle » et les remarques ambiguës qui font ricaner les hommes. Puis d’un bond, en plein éclat de rire, Hardy se lève, tape dans le dos de l’endetté. Son regard, d’habitude si enjoué, devient obscur et profond. Avec son accent helvète et en séparant bien les mots, il lâche « Toi, tu rajouteras nos bières à ta note, pas vrai ? ». Je sais que ce soir, l’affaire est réglée.
Hardy me jette un coup d’œil, je comprends que nous partons, laissant derrière nous les comptes assainis. Dans la voiture, à peine assis, Hardy me regarde en coin « Tu sais que la spécialité du coin, c’est le filet de perche ? ». Alors nous longeons le joli lac de Morat, jusqu’au Restaurant du Port pour déguster ce met convoité.
Confortablement installés sous une pergola entièrement habillée de vignes et face au lac, Hardy se dévoile. Il se gausse de ses aventures, toutes. Et me raconte ses expériences, toutes. Commerciales comme personnelles.
Un verre de vin dans une main, de l’autre piquant avec sa fourchette dans la perche que nous avons commandé. « J’ai arrêté les excès. L’alcool, la bouffe ça va me perdre, j’ai promis à ma femme ! » avoue Hardy tandis qu’il avale quelques lampées de bière avec le dessert et un digestif avec son café. Hardy est un épicurien qui lutte contre sa nature.
Hardy m’a réservé une chambre dans un hôtel tout près de chez lui. Une maison cossue et accueillante abrite l’Hôtel de l’Ours. Dès l’entrée, l’hôtel illustre son nom. Une peau d’ours, tête comprise et paire d’yeux grands ouverts est étendue sur un canapé dans le hall. Un plantigrade hagard, avachi, bouche béante mais à peine poussiéreux vous accueille. Si l’horlogerie est l’apanage de la Suisse, je découvre que la taxidermie fait aussi partie du patrimoine.
Jusque dans les chambres, l’ours est à l’honneur. Une peluche d’ourson un tantinet régressive est posée sur le duvet du lit. Pour autant, la chambre est d’un goût exquis. Une chambre sous les toits, poutres apparentes, miroir rococo, mobilier bobo. Une salle de bain moderne. Et une literie helvète qui tient ses promesses, ferme et enveloppante à la fois.
Hardy avant de me quitter m’informe « Demain matin je passe te prendre très tôt, dors vite et bien ». Rendez-vous est pris aux aurores. Le sommeil m’emporte à peine allongée.
Au petit matin, au moment où les réverbères éclairent encore les rues, je me tiens prête à l’entrée de l’hôtel. J’entends bien ronfler un moteur. Non pas un ronflement normal. Presque un bourdonnement rauque. Presque une mélodie sourde. Et je vois s’avancer devant moi une Porsche rutilante. S’en extirpe avec quelques difficultés mon fidèle Hardy. Je reste interdite et surprise ! Hardy lâche furieux : «Les martres ont bouffé tous les tuyaux de mon auto cette nuit ! J’ai pris la Porsche pour la journée. Foutues martres ! ». J’ose à peine rire, pourtant l’envie ne manque pas. Mais l’ire de Hardy pour ces martres m’en empêche. J’ai un peu honte aussi. Je ne suis jamais allée en rendez-vous professionnel en Porsche. Je ne suis d’ailleurs jamais montée dans une telle voiture.
Au ras du sol, nous traversons la Suisse à toute vitesse. La colère de Hardy est vite remplacée par une fierté non dissimulée. Il dépasse toutes les voitures sur l’autoroute. Tient fermement son pied sur l’accélérateur, tandis que je tiens fermement la poignée de la portière. J’ai l’impression que mon cœur se déplace à l’intérieur de moi à chaque virage. Hardy klaxonne les autres membres du clan Porsche que nous croisons. Ils sont nombreux. Il ajoute à ce signal de reconnaissance un clin d’œil à l’attention du chauffeur. Tout gonflé de sa superbe il arbore un sourire de contentement. Il me raconte le moteur. J’acquiesce tout en regardant avec inquiétude le paysage défiler sous mes yeux à une vitesse qui m’est inconnue.
Hardy n’éprouve aucune gêne à rencontrer ses clients en garant sa Porsche devant leurs bureaux pour leurs annoncer une augmentation des tarifs. Le roi Hardy, empereur en son royaume du commerce. J’observe et j’apprends à ses côtés, médusée.
Les rendez-vous s’enchainent sans traîner. Hardy vend ses produits de grande qualité. Ajoute à chaque fois quelques accessoires inutiles. Son sac est plus fourni que celui de Mary Poppins. Il en fait jaillir quantité d’objets inattendus. Hardy a réponse à tout. Et des solutions à chaque problème.
La fin de journée approche. Hardy me lance « Ca t’embête si on va chez un copain ? Il a besoin d’échantillons, c’est pas loin tu verras. Enfin, on ne s’arrête pas, ce sera rapide. J’aime pas sa femme. ». Je m’adapte évidemment, remarquant avec admiration qu’Hardy étend sa zone de chalandise bien au-delà de son seul portefeuille clients.
Nous entrons dans un petit lotissement propret. Des maisons imposantes entourées de jardinets parfaitement entretenus. Où les fleurs ont l’air artificielles tant les couleurs sont vives. Aux massifs taillés au centimètre près, plantés droits comme une armée. Ce genre de jardinet propret dans lequel les mauvaises herbes n’osent même pas pousser.
Nous garons la Porsche devant un petit portillon peint d’un blanc laiteux. Hardy klaxonne et me lâche « Sors pas, j’en ai pas pour longtemps. Je ne veux pas voir sa femme. » Il s’extrait péniblement de son siège très bas. Sort des échantillons du coffre. Le copain en question arrive. Un type au physique tout ce qu’il y a de plus commun accueille Hardy avec un grand sourire « Attends, attends, vous allez bien boire un verre ! » propose-t-il.
Hardy tape à ma fenêtre et avec un sourire de connivence me susurre « Viens, on va se rafraichir, je pense qu’elle n’est pas là ! ». Et nous entrons, dans cette grande maison, comme invités par des amis. Je ne suis pas très à l’aise, mais je suis le chef d’expédition.
Nous nous installons dans un grand jardin à l’arrière de la maison. L’ami raconte sa nouvelle terrasse et le salon de jardin à peine acheté. J’écoute leurs voix et compare leurs accents.
Quand soudain, émerge de la maison une femme aux traits asiatiques, à la plastique parfaite, ses longs cheveux noir charbon tombant au creux de ses reins. Vêtue d’une robe noire légère et transparente. Quand elle marche, son corps ondule. Ses gestes sont délicats. Le balancier de ses bras quand elle avance ressemble au vol d’un oiseau. Elle s’approche de l’ami et l’embrasse langoureusement. Elle nous salue. Je vois Hardy blêmir. Comme embarrassé. Je sais qu’il n’aime pas la femme de l’ami mais il devient presque cramoisi. Il perd même ses mots, bégaye. Et quand il me présente, il se trompe de prénom.
Voyant Hardy dans cet état, je prends les choses en mains. Complimente la maison. Remercie les hôtes de nous recevoir. Hardy, lui, reste muet. Comme pétrifié. Je montre les échantillons. Hardy me laisse faire. Ses yeux sont bloqués sur l’oiseau noir en tenue légère. Sur ses tempes naissent de grosses perles de sueur que je vois tomber comme une pluie d’été. Chaque goutte crée une tache transparente sur sa chemise blanche. Bientôt, la chemise d’Hardy est aussi transparente que la robe légère. Gênée, je me lève pour prendre congé. Je suis obligée de tapoter sur l’avant-bras d’Hardy pour le faire se lever. Nous saluons nos hôtes, les laissons siroter leur boisson sur cette nouvelle terrasse toute neuve. Hardy bafouille un remerciement.
Puis nous entrons dans la voiture. Avant même de pouvoir m’enquérir d’Hardy pour savoir si tout va bien, il me regarde et lâche « Putain c’était pas sa femme ! ». J’éclate de rire et comprend alors l’attitude de Hardy. Son malaise était en fait un enchantement. « T’as vu ça ? Tu l’as vue cette brune magnifique ? Mais qu’est ce qu’il a fait de sa femme ? » Je ris sans pouvoir m’arrêter. De toute la semaine que j’ai passée avec lui, c’est la seule et unique fois que je vois Hardy déstabilisé.
La Suisse est pleine de surprises, mais c’est avec Hardy qu’il faut la visiter.
Un petit moment de bonheur, la lecture de cet article 🙂
Pardon pour le retard! Merci pour ce message et ta fidélité 😉
Je ne m’attendais pas à ça… mais où est donc passée son épouse! 🙂 🙂
Aucune idée, j’ai fomenté quelques hypothèses, mais je préfère laisser planer le doute !