Il est quatre heures du matin ce dimanche. Vingt heures pour mon horloge biologique, encore samedi. Je suis en Australie pour la première fois de ma vie. Melbourne est mon plus beau décalage horaire. Je pose mes valises à l’hôtel et ressors aussitôt. Me dégourdir les jambes après vingt-six heures de vol et entendre la nuit. Mon hôtel se trouve en bord de mer à St Kilda. Le silence est plein. Ponctuellement rompu par la rumeur des vagues qui se brisent dans le noir. Ma première sensation australienne est faite d’embruns frais et iodés. Puis je rentre à l’hôtel, impatiente de découvrir ce nouveau continent. J’ai un dimanche tout entier avant de débuter la semaine de travail qui m’attend.
Après quelques courtes heures de nuit profonde et de sommeil lourd, un soleil brillant s’élève et claque violemment sur ma fenêtre. L’heure pour moi de découvrir le quartier. Il fait frais ce dimanche matin de juillet, l’hiver a déjà débuté. Des gens courent le long de l’océan indien. Les hommes sont taillés comme des bulldozers rutilants. Les femmes baladent leur chien d’un pas vif et calculé.
Sur ma route, je traverse un jardin communautaire nommé « Veg Out ». Moitié bobo, moitié végétarien. Les cultivateurs ont des looks de hippies. Pinceaux et carottes à la main. Des œuvres d’art sont plantées çà et là dans ce potager partagé. Il y pousse autant de légumes que de peintures abstraites. Les choux fleurissent au milieu de sculptures en boîtes de conserve. C’est de l’art au naturel.
Je continue mon chemin, m’assois dans un bar et passe la même commande que mon voisin. Un café et deux pancakes. Cet homme face à moi a de troublants airs de mon grand-père. Un rital. Un vrai. Nostalgie néoréaliste, doux mélange de De Sicca et Mastroianni, il porte des cheveux blancs nacrés que les rayons du soleil font scintiller. Croisée sur le torse, une écharpe un peu vieillotte couvre un petit pull en laine qui laisse dépasser un maillot de corps et un pantalon légèrement élimé. Mon petit déjeuner arrive. Les pancakes sont épais et consistants. En revanche, j’aurais du préciser « espresso » pour le café. On me sert un mug entier d’un jus brunâtre fumant dont j’appréhende par avance le goût. Je ne peux réprimer une moue circonspecte. L’homme perçoit mon embarras et peut-être aussi mon regard qui le traverse. Nous commençons à discuter. Je lui fais remarquer un léger accent dans sa voix. Il me répond qu’il est italien « comme la moitié des restaurants de St Kilda ! » Je lui raconte que mes grands-parents le sont aussi. Comme lui, des émigrés. Et nous découvrons au fil de la conversation que nos villages d’origine en Italie sont distants de quelques kilomètres à peine. Je reste bouche bée. Et laisse mon café de côté pour éviter à mon cœur de plus fortes palpitations encore. Il me raconte qu’à Melbourne, il y a près de cent vingt nationalités représentées. Qu’il n’est pas rare de croiser des compatriotes ici. Que moi aussi j’ai un accent quand je parle. Mais qu’il ne saurait vraiment pas le situer.
Il me suggère d’aller me balader près de Fitzroy « où il y a des jeunes comme toi.» Je prends le conseil à la lettre et le remercie d’un « grazie » comme pour lui glisser « vous et moi nous rappelons d’où nous venons ». Je pars en laissant une pleine tasse de café froid derrière moi, un petit bout de mon cœur à ce monsieur et emprunte la route qui mène à ce quartier.
Je prends le tram 112 et arrive à Fitzroy par Brunswick street. C’est l’architecture qui m’interpelle en premier. Des maisons au style victorien accolées à des immeubles défraichis, à des usines désaffectées transformées en galeries d’art ou en lofts ultra-modernes. Un ensemble désordonné et follement charmant. Il est près de midi et comme m’avait prévenu mon compère de café, des jeunes, il y en a énormément. Pourtant je ne me sens pas tout à fait appartenir à cette majorité. Ma tenue vestimentaire est tout ce qu’il y a de plus basique et sobrement coordonnée. Or, tous ceux que je croise affichent des allures pour le moins inédites. Le principe à première vue est d’être absolument dépareillé. Des shorts et des bottes de pluie. Des carreaux et du fleuri. Des barbes et des sarouels. Dans une même tenue, mêler du jaune, du rouge, du vert et du bleu pastel. Un costume trois pièces sur une chemise géométrique. Des pulls de grand-mère et des collants fluo. Je me sens vieille d’un coup. Vieille et dépassée. Jamais je n’ai connu de styles aussi disparates. Un patchwork qui finalement prend tout son sens au regard de l’originalité architecturale du quartier.
Et puis il faut ajouter ces innombrables œuvres de street art admirablement réalisées. La moindre ruelle est ornée d’images, de visages, d’inscriptions bigarrées qui habillent entièrement les murs du quartier. Brunswick street est une explosion de couleurs. Une palette de peinture renversée et mélangée avec fougue et à pleines mains. Le résultat éveille les sens et révèle aux yeux le panache et la fraicheur que peut apporter la couleur. Celle que l’on oublie lorsque tout est standardisé. Le seul code dans ce quartier, c’est justement de ne pas en avoir. Laisser place à la créativité, à la liberté de tons, sans concession.
Déambuler dans une rue fardée rend la vie plus jolie. Et c’est au moment où sur mes lèvres un sourire se dessine que je me fonds le mieux dans cette foule chamarrée qui m’entoure. Les passants ont l’air heureux, les visages décontractés. C’est peut-être en cela que s’ébauche leur unité.
Puis j’interpelle le barbu le plus souriant que je croise et le plus singulièrement accoutré. Il porte une veste de tartan bleu et une chemise hawaïenne. Je lui demande où déjeuner dans le quartier. Il m’indique le Grub Food Van, dont il arrive vraisemblablement puisqu’il arbore, roulotté en pochette, une serviette en papier du susnommé.
Dans une perpendiculaire de Brunswick street, presque invisible pour les passants, se trouve bien un van. Un Airstream tout en acier reluisant, posé dans une cour pleine de fleurs, de plantes et de tables remplie de clients. Derrière le van, une immense verrière protège un mobilier du même goût que le quartier et ses habitants : anarchique, vintage et extrêmement chaleureux. Il y a même des haricots qui poussent à côté d’une table de ping-pong. La cuisine est ouverte, on se croirait dans une maison de campagne où quelqu’un vous attend. Je commande à déjeuner et un jus de fruits pressés. Les produits sont frais et appétissants. C’est une cuisine simple et savoureuse. Le Grub Food Van est une véritable pause mentale et un réveil culinaire. Brunswick street, une leçon de style assurément.
Dans votre valise, il y aura certainement votre dernier tailleur ou votre costume rayé. Je vous conseille cependant de retrouver les vêtements de votre grand-mère et vos bijoux d’enfants, de récupérer le pantalon pattes d’eph’ de votre père ou la plus vieille robe de votre maman. Puis filez au Grub Food Van pour un déjeuner haut en couleur.
Grub Food Van
87-89 Moor St,
Fitzroy VIC 3065,
Melbourne
Australie
Phone +61 (03) 9419 8991
Email info@grubfoodvan.com.au
-Je ne le fais jamais, mais je dédie ce billet à mon grand-père tellement aimé parce que je suis persuadée de l’avoir un peu croisé ce jour-là –