Cette année pour mon réveillon, on n’était pas nombreux. En l’espace de quelques heures un petit vieux a réussi à me convaincre que j’étais « forcément kabyle avec ma tête et mes yeux ». Un autre bien plus jeune était lui convaincu que j’étais « une grosse salope ».

Il y avait bien moins de monde que l’année dernière. Je n’ai pas réussi à savoir si ça me rassurait. Parce que je me suis demandée toute la soirée où tous les autres avaient bien pu le passer.
Entre temps, on a réalisé qu’on avait beaucoup trop à manger. Sans nous compter, il y avait à peine quarante invités. Alors, en plus du gratin de pâtes et de la soupe, on a concocté des paquets. Pour qu’ils les ramènent où ils pourraient. Il y avait quelques parkas aussi. Mais pas pour tout le monde. Alors j’ai préféré m’occuper de distribuer les boissons chaudes. Parce que là, il y en avait assez pour tous ceux qui en voulaient. Et parce que contrairement à l’année dernière, il n’y avait plus de limites dans les morceaux de sucres à donner. Tant mieux, parce que ce soir, je n’avais pas envie de dire non. Pas pour un réveillon par 2 degrés.

J’ai revu des visages qui m’ont paru familiers, même si un an s’est écoulé. Une familiarité qui fait piquer les yeux. Pas tant à cause du froid et du vent. Surtout parce qu’on espère tellement ne pas revoir les mêmes personnes qu’au réveillon précédent.

Pourtant, il y avait encore cet homme qui ficelle si bien ses pompes des orteils aux mollets, pour ne pas se les faire piquer. Il les ficelle d’ailleurs si fort que je me suis demandée si en fait, il pouvait les enlever. Lui et moi avons bien discuté. Enfin, il a beaucoup parlé en portugais. Et quelques mots en français. Ce soir, il m’a raconté une histoire de chats et de rats. J’ai remarqué que, contrairement à l’année dernière, il n’avait plus qu’une béquille pour marcher. La seconde, on lui a piqué.

J’ai revu aussi ce petit vieux qui lèche son assiette. Il est venu avec sa propre cuillère à soupe. Il la gardait constamment à la bouche. On aurait dit qu’il n’y avait que serrée entre ses mâchoires qu’il ne risquait pas de la perdre. Il m’a demandé de lui préparer un chocolat chaud dans une bouteille en plastique déjà utilisée. Il m’a demandé de laver sa bouteille. Je l’ai passée sous l’eau chaude. Il m’a dit « Non ! Il faut vraiment la nettoyer ! ». Il m’a retiré la bouteille des mains, a sorti une feuille de sopalin usagée pliée en quatre et s’est mis à récurer méticuleusement la bouteille. Comme si son manteau déchiré et miteux ne comptait pas. Comme si ses mains collantes et ses ongles noirs n’étaient rien. Comme si son odeur d’urine froide ne lui collait pas à la peau. Alors je me suis excusée, j’ai repris la bouteille et sous son regard vigilant, j’ai récuré chaque centimètre de sa petite bouteille en plastique. Puis il a aligné sur un banc trois bols entiers de soupe « pour quand vous partirez » a-t-il ajouté. Alors je lui ai demandé « mais où est ce que vous irez les manger quand on rangera tout et qu’on ramènera le banc ? ». Il a tendu le bras et m’a dit « là ». Le « là » n’indiquait pour moi qu’un parking vide. Je ne savais pas trop où regarder. J’ai dit « comment ça, là ? ». Il s’est impatienté « Mais là sur le côté ! ». Sur le côté, il n’y avait rien. Alors je lui ai dit « je viens avec vous, je vous aide à porter les bols ». Il a dit « d’accord ». On a marché à son allure, tout doucement, pendant vingt mètres à peine. « Là » c’était encore le parking, mais sous un bout de toit.

Et puis, un vieux monsieur s’est approché de moi en souriant, il m’a dit « Salam Aleykoum ». Fière de ma seule notion d’arabe je lui ai dit « Shu Ismac ? ». Alors il a commencé à me parler en arabe. Je me suis excusée et lui ai dit « Désolée mais je ne parle pas arabe ! ». Il a réfléchi quelques minutes, il m’a demandé un café chaud et un bout de chocolat. Il a pointé un doigt vers mon visage et m’a dit « d’où tu viens toi, t’es kabyle ? ». J’ai rétorqué « non, je suis française, mais ma mère est italienne ». Il m’a dit « Moi je sais d’où viennent les gens. De Setif, de Constantine, du Maroc, moi je sais dire d’où sont les gens et toi avec ta tête et tes yeux, toi, tu es kabyle je le sais ! ». Il m’a dit aussi qu’il était en France depuis 1959. Tout ça, dans un français tout écorché mais musical et ensoleillé. J’ai pensé à mon grand-père, qui malgré des décennies passées en France n’avait jamais pu lui non plus se départir de son accent italien. Appelant un beefsteak, un « bistèk » et un peuplier, un « pouplier ». Alors quand il m’a encore une fois dit « toi, tu es kabyle, c’est évident » avec son français écorché et chantant, il m’a presque convaincue de ma double-nationalité.

Et puis d’un coup, pour rien, ça a dégénéré. Il y avait pourtant de la musique. Il y avait même de la bûche pour l’occasion. Mais ça n’a pas suffit.
D’un coup, pour rien, ça a dégénéré. Les coups sont partis dans tous les sens. Très forts et très violemment. Entre deux. Puis entre trois. Puis entre quatre. Certains ont essayé de s’interposer. D’autres de s’en mêler. L’adrénaline et la solitude ne font pas bon ménage.

Dans la bagarre, un garçon qui, l’instant d’avant me parlait de Molière « qui, comme vous le savez sans doute, se nommait Jean-Baptiste Poquelin », d’un coup s’est transformé. Dans ses pupilles, il n’y avait plus que du vide. Et sur son visage de la rage. J’ai eu peur. Tout le monde essayait de le calmer, de l’arrêter. Les hommes en premier. Je lui ai crié dessus. J’ai dit « Maintenant tu te calmes, il y a des femmes autour de toi, tu devrais t’arrêter ». C’est là qu’il m’a répondu avec ses yeux vides et son visage enragé « lâche moi toi, t’es qu’une grosse salope ». Alors, j’ai laissé les hommes gérer. Et j’ai recommencé à préparer des cafés. Il y a des minutes qui durent une éternité. J’ai compris que la rue était une jungle. Et que les poings faisaient partie du décor.
J’ai cru que ça ne s’arrêterait jamais. J’ai vu une bouteille en verre voler en éclats. J’ai eu peur une éternité. De ses pupilles vides et de la force que son corps si frêle pouvait dégager.

Les autres, ceux qui ne se battaient pas, avaient la frousse eux aussi. Pas de se prendre un coup, non. Mais parce que la règle est claire : si ça dégénère, on remballe tout et on s’en va. Or pour la majorité de ceux qui étaient là, la solitude est bien plus violente qu’un crochet du droit.

Puis ça s’est calmé. Difficilement. Avec beaucoup de mots. Beaucoup de sucres dans les cafés. Ca s’est calmé. Temporairement à n’en pas douter. Le garçon qui savait parler de Molière, manier ses poings et utiliser un langage fleuri, une fois -un peu -apaisé, a tenu à s’excuser envers chacun d’entre nous. Un excuse personnalisée. A moi, il a dit « je voulais te dire excuse moi de t’avoir traitée de grosse salope, t’es pas grosse en plus, d’habitude la vie de ma mère je dis pas ça, mais là j’étais trop énervé ». J’ai dit OK et je lui ai tendu un café chaud et bien sucré. Parce que face à la solitude et à l’adrénaline, face à son regard vide et à ses excuses enfantines je n’ai su que tendre un café.

On a terminé de distribuer les bûches. On a vidé les thermos de café. On a rempli des bols à emporter pour nulle part, ou pour les plus chanceux, dans les foyers. On s’est serré la main. On s’est fait la bise. On a éteint la musique. On a éteint les néons dehors. La responsable du groupe a dit « Et bien, finalement la soirée s’est bien passée ! ».

Le temps que je repense au bruit sourd des poings sur les joues ; que je jette un dernier coup d’oeil au petit vieux « là, à côté » sa cuillère à soupe dans la bouche ; que j’imprime tous les visages abimés pour ne pas les oublier et en espérant ne jamais les revoir, 2015 est arrivée.