J’ai regardé mes escarpins. J’ai regardé par le hublot. J’ai regardé les moon-boots de mon voisin. J’ai de nouveau vérifié par le hublot. La triangulaire éclata soudain à mes yeux. J’allais atterrir en Suède avec des talons hauts. Un joli tailleur d’hiver. Par douze degrés en dessous de zéro selon le commandant de bord. Et quelques perturbations météorologiques possibles de type neige et vent dans la journée.

J’appuie sur le bouton d’alerte. Une hôtesse arrive. Je commande un chocolat chaud. Je poursuis avec un thé. Je termine par un café. Il nous reste dix minutes avant le désarmement des toboggans. Le paysage vu du ciel ressemble à une grande étendue blanche et laiteuse, vide et gelée. Je suis d’avance frigorifiée.

Derrière les baies vitrées de la passerelle au sortir de l’avion, je vois la bise et les flocons s’entremêler dans une danse effrénée et créer un voile opaque et dense. Toutes les silhouettes autour de moi sont affublées de tenues de combat. Je suis celle qui prend le moins de place et qui reçoit des coups de coudes molletonnés pour récupérer sa valise.

Mon collègue hèle mon prénom. Je ne l’avais pas reconnu. Ils sont si nombreux. Une foultitude de petits bonshommes aux gestes malhabiles. Engoncés dans des tenues de scaphandriers. De cosmonautes.

Jambes légèrement écartées par les surépaisseurs de vêtements. Les bras, subtilement décollés des flancs, forment chez chacun une sorte de V renversé. J’ai face à moi une ribambelle de doubles V renversés. Pour serrer la main de mon collègue je suis obligée de me mouvoir légèrement de biais.

Ses yeux débordent de son couvre-chef lorsqu’il me détaille de la tête aux pieds. Il me tire sans ménagement par un bout de la veste de tailleur que je venais juste d’acheter. Je n’ai pas le choix de l’allure ni ne peux négocier à la première boutique de l’aéroport. « Tu es folle ! Tu vas geler. Chez nous, pas de talons ! Il faut absolument que tu te couvres les extrémités : tête, mains, pieds ».

Je sors flanquée d’une combinaison dont les couleurs criardes sont sans doute de bon ton sur des pistes. Mon collègue me plante le bonnet de son fils sur la tête et m’intime l’ordre d’enfiler aussi ses gants de ski. Il m’achève en me promettant les bottes en fourrure de sa femme laissées dans la voiture.

Il fait un froid polaire. Je me fonds dans le décor.

Mes bras sont légèrement décollés de mes flancs.

Mes jambes, imperceptiblement espacées de l’épaisseur de ma combinaison.

J’avance. De biais.

Cette géométrie des corps propre aux pays froids nous ramène à l’état sauvage finalement. Au sortir de l’aéroport de Göteborg nous ressemblons tous à une colonie de manchots empereurs sur la banquise.

Puis nous prenons la route et traversons la ville, des mètres de neige lourde et mousseuse ont envahi le pays. Le contraste est saisissant face au rouge feu et au jaune safran des maisons qui bordent les quais du Göta Alv. J’imagine l’intérieur de ces demeures telles les illustrations de Carl Larrson, douces et policées.

Au fil des rendez-vous de la journée, je remarque que personne ne semble noter mon accoutrement issu d’un autre monde et venu d’un autre temps. Les suédois ne prennent pas le froid à la légère. Nous échangeons des poignées de mains gantées. Buvons chez chaque client un café long et brûlant. Et laissons chez eux des traces de neige fondue accrochée à nos brodequins lorsque nous partons. Les suédois sont habitués.

La fin de journée approche. Dès que le soleil décline mon collègue m’informe que nous dormirons à Göteborg. Mais Göteborg et ses maisonnettes coquettes défilent sous mes yeux et nous ne nous arrêtons jamais. « L’hôtel n’est pas tout à fait en centre ville » m’annonce-t-il. Je déchante un peu. Quand je suis en voyage, j’aime le soir me balader dans les lieux que je traverse en coup de vent -ou sous la neige- la journée.

Après avoir roulé une vingtaine de minutes, nous longeons une forêt qui débouche sur un bras de mer et une petite marina isolée. Loin des habitations suédoises colorées, c’est face à un ensemble de bâtiments hauts et sobres que notre route s’arrête. « C’est là ! » s’exclame mon collègue. « C’est plus tranquille qu’en centre ville ! » ajoute-t-il fièrement. C’est un euphémisme. Ou l’humour nordique qui sait.

Mon collègue me laisse quelques minutes le temps d’aller chercher nos clés à la réception. Je sors de la voiture. Chaussée, bonnetée, gantée, mon visage est piqué de mille flocons, loin des boules de coton duveteuses que j’imaginais. Un vent vif soulève la neige en un tourbillon blanc qui se meut sans cesse. Le silence du lieu est perturbant. C’est calme, c’est vrai. Mais c’est un calme austère. La bâtisse devant moi est immense et imposante et les fenêtres -en enfilade- serrées.

Quand mon collègue revient, son visage esquisse un sourire taquin et gêné. « Tu savais que cet hôtel était une ancienne prison ? » Mon sang gelé ne fait qu’un tour. Je comprends soudain l’isolement choisi de ce lieu silencieux.

Nous rentrons dans la maison. On dirait que nous sommes les seuls clients. La lumière ne s’allume pas tout de suite. Juste le temps pour moi de fantasmer sur les éventuels criminels oubliés dans une cellule. Nous n’entendons que nos pas sur le sol. Et ma respiration. Les portes s’égrènent tel un chapelet. Les couloirs sont étroits. Un vaste espace creuse le cœur du pénitencier. Mon collègue et moi avons nos chambres espacées d’au moins cinq cellules. M’entendra-t-il si je hurle « à l’assassin ! » ?

Dans ma chambre, il y a un petit lit une place poussé dans un coin. Une table. Deux chaises. Une petite kitchenette et une salle de bains sommaires.

Lorsque je m’allonge sur le lit, j’imagine le criminel qui m’a précédée. Les délits commis. Les banques dévalisées. Les butins cachés autour de la propriété. Les sentences et les pardons.

Je perçois des grincements au-dessus de moi. Des pas. J’entends une porte qui claque. Un faisceau de lumière s’infiltre sous la porte de ma chambre. Puis s’éteint. Je pense à tous ces polars scandinaves. J’imagine qui étaient mes codétenus dans cette chambrette avec vue sur la mer. Je fomente une éventuelle évasion. J’estime la hauteur qui me sépare du sol depuis ma fenêtre. La longueur de mes draps.

Je coince tout de même une chaise contre la porte de ma chambre. Et je patiente longtemps. Le sommeil tarde à venir. Petit à petit, la torpeur me submerge. Je vois des meurtriers. J’entends des boulets rouler dans les couloirs. Et des claquements de ferraille contre les écrous qui n’existent plus.

Ce soir, je suis sous les verrous. Ce soir, je dors en prison.

Au petit matin, les criminels ont disparu. Tout comme les bruits suspects. Ne reste plus que cette petite chambre d’une propreté impeccable. Je n’avais même pas remarqué le bouquet de fleurs sur la table. Et le linge de bain, blanc comme des giboulées. Je n’avais pas vu non plus la jolie marina dehors. Ni les reflets brillants aux fenêtres des flocons à peine tombés.

Si vous avez le cœur accroché et l’imagination débordante, c’est au Nya Varvet Studios qu’il faut s’endormir. Hôtel sous haute sécurité.

 

Skeppet Ärans väg 23,
426 71 Västra Frölunda,
Göteborg,
Suède
+46 31 85 70 20
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