En Israël, j’ai vu la folie des hommes et leur grandeur. Il y a eu des morts pendant mon passage dans ce pays. Des pleurs et des peines. Des victimes et des bourreaux. Des rôles qui alternent continuellement. J’ai éprouvé de la colère et de la joie dans la même journée. Et puis j’ai fait des rencontres étonnantes. J’ai pris de grandes leçons de vie.

Une femme dans l’avion m’a raconté avec un regard illuminé que Dieu lui avait donné comme nouveau prénom Noémie : « la biche en liberté » a-t-elle ajouté. Elle a déclaré que me rencontrer était une béatitude. Et n’a eu de cesse de me donner des coups de coudes secs et péremptoires pour que je regarde la béatitude du ciel par le hublot. Même quand je dormais. Elle m’a dit qu’elle voulait aller danser et chanter sur le mont des Oliviers. J’ai flippé. Elle m’a même écrit un mot. Je l’ai glissé dans le bouquin que je lisais. Je n’ai pas voulu le lire devant elle. Plus tard, je l’ai lu. Il y avait dix fois le mot Dieu et une faute tous les quatre mots. La religion sans orthographe ni grammaire. J’ai rigolé.

J’ai rencontré un monsieur tout petit sur son tracteur. Sous une chaleur torride, il labourait un champ. Ses deux chiens se prélassaient au soleil. Tout était si calme et paisible chez lui alors qu’au même moment Jérusalem grondait. Cet homme ressemblait à un petit Playmobil. Il m’arrivait à peine aux épaules. Un sourire Colgate et un chapeau sur la tête. Il avait l’air doux et gentil. J’ai appris après une longue conversation qu’il était l’un des anciens gardes du corps de Shimon Perez et d’Ariel Sharon. Je suis restée scotchée. À le voir si petit sur son tracteur, je me suis dit qu’on pouvait vraiment avoir mille vies dans une vie. Ça m’a rassurée.

J’ai fait connaissance avec Noam. J’avais du mal à le comprendre quand il me parlait en hébreu, alors il s’est mis à me parler en anglais. Noam est polyhandicapé depuis une chute de cheval en 2008. « C’est moi qui ai fait peur au cheval » a-t-il précisé. Depuis, sa vie a changé. Lui aussi. Mais quand je l’ai rencontré, il prenait un cours d’équitation. Et oui. Parce qu’on peut tomber. Très bas. Se briser même. Et puis se relever. Autant de fois. Et se remettre à marcher, au pas, au trot et même galoper. Noam m’a fait pleurer.

J’ai vu des couchers de soleil sur le plateau du Golan. J’ai vu l’immensité vide de présence humaine et les collines de pierres laviques. J’ai vu des troupeaux de moutons accompagnés parfois d’un berger sous un arbre. Il y avait quelque chose de biblique dans ces images. J’ai eu la sensation de me retrouver au centre de l’histoire, là où tout a commencé. J’ai mangé des figues de barbarie sur les cactus. J’ai eu des épines plein les doigts. Et j’ai piqué des clémentines et des kumquats dans tous les vergers. J’ai pris une feuille ou une fleur à chaque endroit que je traversais. J’ai collectionné les couleurs de bougainvilliers. Mon carnet de notes est devenu un herbier.

J’ai traversé une longue route avec des fils de fer barbelé de chaque côté. Il y avait une frontière sur l’un des côtés. De l’autre, une terre déchirée. Je me suis sentie à l’étroit. Je ne pouvais aller que tout droit, je n’avais pas le choix. Pourtant de chaque côté des barbelés c’étaient les mêmes fleurs et la même terre. Les mêmes pierres. La même poussière que le vent faisait se lever.

On m’a interdit de passer à certains endroits. J’ai ressenti une vraie injustice. Pour la première fois de ma vie. On m’a dit « Non, pas toi. Tu n’as pas le droit ». J’ai eu envie de hurler.

J’ai voulu défier le regard des hommes en noir, les ultras. J’ai foncé sur eux dès que j’en croisais. Ils m’ont toujours évitée. En détournant le regard. En tournant la tête. En changeant de chemin. Je me suis sentie coupable d’être une femme. De porter mes cheveux longs. De porter un pantalon. De ne pas avoir douze gosses autour de moi. Et je leur en ai voulu. Terriblement. De ne pas me répondre quand je leur demandais ma route mais de répondre à l’homme qui m’accompagnait.

J’ai dormi chez un homme que la maladie a dévasté. Son corps n’était plus qu’un tas d’os et de chair immobiles. Des pieds jusqu’à la pointe des mains, rien ne pouvait plus bouger. Sauf son cerveau et son esprit. Intacts, vifs, clairs. On se sent petit devant quelqu’un qu’il faut moucher, nourrir, panser. On se sent minuscule devant une personne dont le corps n’est plus qu’une enveloppe inerte car chaque mot qu’il prononce est un combat, une victoire, une leçon de vie. Quand je suis rentrée chez lui, il était au téléphone en consulting avec des clients à l’autre bout du monde. Pendant quelques secondes j’ai été incapable de parler. On a dîné dehors. Il m’a intimé l’ordre de marcher sur le trottoir pendant qu’il roulait sur la route avec son fauteuil automatisé. Je n’ai pas bronché et me suis exécutée. Il m’a interpelée « Tu fais quoi dans la vie ? ». J’ai bafouillé. Il m’a relancée « Exprime toi clairement. Qu’est ce que tu veux faire dans la vie ? C’est quoi ton but ? Et pourquoi tu es ici ? ». C’est fou ce que quelqu’un qui n’est plus que l’ombre de lui-même peut dégager comme charisme et impressionner.

J’ai mangé des Bolino un soir sur deux, pour économiser. Ça m’a rappelé mes années étudiantes. À une différence près : j’entendais souvent des sirènes et des bruits d’explosion depuis mon petit studio sur les toits de Jérusalem. Parfois des feux d’artifices. D’autres fois, je n’ai pas trop su ce que c’était.

Plusieurs fois, on m’a nourrie.

Chez les éthiopiens, j’ai mangé trois assiettes d’Injera. C’était jour de mariage. D’abord le recueillement, les prières, puis la fête. Tous vêtus de châles blanc immaculé. Un prêtre m’a bénie en tapotant sa croix sur ma tête. Je n’osais pas m’approcher du buffet. Alors on m’a collé une assiette dans les mains, remplie de sauce et d’Injera. Comme je mangeais goulument, on m’a resservie. Jusqu’à ce que je n’en puisse plus. J’ai dit mille fois « ahmesugenalew » pour les remercier. Les femmes rigolaient. Mon seul souvenir en amharique devait laisser à désirer. Cette matinée-là avait le parfum d’Ayaulète road, à Addis Abeba. Ça m’a émue.

Je suis allée chez les bédouins. Ils m’ont accueillie comme l’une des leurs. Dans des campements pourris. Dans des campements qui chaque jour risquent la démolition. Sur des tapis, allongée, j’ai mangé comme jamais. J’ai partagé leur pain. J’ai fumé avec eux. Ils m’ont nourrie comme si je n’avais pas mangé depuis des jours. Sans jamais rien me demander en retour. Je leur ai demandé comment les remercier. On m’a dit « Ne nous remercie pas tu vas nous vexer. Chez nous, les bédouins, c’est comme ça». J’ai dit « Je veux te remercier, tes enfants ont-ils besoin de quelque chose ? ». Mon hôte bédouin s’est fâché. Il m’a dit « Tu as l’impression que mes enfants ont faim ? Tu as l’impression qu’ils manquent de quelque chose ? ». Je me suis sentie terriblement bête et impolie. Je me suis détestée. J’ai vu les gosses jouer sur la colline avec des jouets démembrés. Des bouts de pneus. Et des poules autour. Je les ai vus rire. Alors je lui ai répondu « Non, tu as raison, pardonne-moi. » Et je lui ai dit « Shukran ».

J’ai vu ces mêmes enfants bédouins aider des chèvres et des brebis à mettre bas. J’ai vu cinq naissances d’affilée. Les mômes tiraient les nouveau-nés des entrailles de leurs mères. Ils tiraient. Vraiment. De toutes leurs forces. Les chèvres et les brebis bêlaient à mort. J’ai failli défaillir. J’ai failli intervenir. Heureusement -à temps- je me suis freinée en pensant « mais qui tu es toi ? ». À 5 ans, ils savent déjà s’occuper des bêtes. C’était la première fois que je voyais un accouchement en vrai.

J’ai goûté au meilleur houmous de ma vie dans l’une des villes les plus pauvres du pays.

J’ai appris à dire « Shu Ismac* » et « Ma Nishma**».

J’ai vu tous les matins le soleil se lever et faire briller la coupole sur l’esplanade des Mosquées depuis mon petit toit-terrasse.

J’ai vu le souk de Jérusalem-est entièrement vide et des commerçants affligés.

Des blocs de béton sont apparus aux abords des arrêts de tram.

Je me suis fait contrôler dans la rue par une fliquette de dix ans ma cadette. Elle avait un air pas commode, je n’ai pas plaisanté, elle avait son arme à portée de mains.

J’ai passé un check-point le jour où un homme était recherché.

Et puis un jour, j’ai entendu simultanément les cloches du Saint Sépulcre tinter, vibrer la voix d’un muezzin et la clameur de chants hassidiques. La foi en canon révélait un son inédit et émouvant. Et pendant cet instant suspendu, je me suis surprise à naïvement penser que cet ensemble formait un tout unique et harmonieux.

* Shu Ismac signifie « Comment t’appelles-tu ? » en arabe

** Ma Nishma signifie « Comment allez-vous ? » en hébreu

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