J’arrive à Sao Paulo avec deux heures de retard. Le taxi qui m’est réservé est sans doute parti depuis longtemps. Je projette déjà une alternative dans ma tête quand les portes de l’aéroport s’ouvrent et laissent place à une foule immense et confuse de dizaines de paires de bras en l’air qui s’agitent frénétiquement. Au bout des bras, des petits papiers sur lesquels sont indiqués les noms de ceux qu’on attend.
Je jette un œil à toutes ces feuilles qui frétillent, sans grand espoir. Mais au bout de l’allée, tout au bout de bras ballants et fatigués, je vois bien mon prénom et mon nom sur un papier qui ne gigote pas. Enfin je crois. L’auteur s’est permis quelques originalités. J’ai perdu trois consonnes et gagné deux voyelles ainsi qu’un petit soleil mal dessiné. Mon taxi est resté. Et mon cœur accroché à cette délicate attention.
C’est Senhor A. qui m’accueille d’un sourire franc et contagieux. Il m’arrive aux épaules mais me prend dans ses bras en me tapotant affectueusement dans le dos dès qu’il m’a repérée.
Je me confonds en excuse en anglais. Senhor A. ne comprend pas cette langue là.
Alors, je prends une mine confuse et désolée, je joins mes mains devant moi pour qu’il me pardonne de l’avoir fait tant patienter. Senhor A. saisit la mimique. Il me tape à nouveau amicalement dans le dos en m’éclaboussant de son sourire éclatant. Comme si j’avais été ponctuelle. Comme s’il attendait une vieille amie.
Senhor A. pourrait être mon grand-père. Comme la voiture dans laquelle il me conduit, il a des kilomètres à son compteur. Il porte une chemise rouge passé qui déborde par l’arrière. Un pantalon en velours côtelé. C’est qu’au mois d’avril, on s’apprête à rentrer dans l’hiver au Brésil. Il fait vingt-cinq degrés. Mais les manches de sa chemise sont remontées. Bien retroussées. On voit encore les plis du fer à repasser.
Senhor A. s’en fiche que je ne parle pas portugais. Il entame avec moi une conversation qui dure tout le long du trajet. Je m’accroche à ses lèvres pour capter quelques mots. Je cherche des liens avec l’italien, avec l’espagnol, avec le français et parfois, je comprends un contexte et je secoue vigoureusement la tête de bas en haut. Senhor A. croit alors que je comprends tout. Je lui réponds pourtant dans une langue qui n’existe pas. Là, il me fixe mais continue. En portugais.
C’est comique cette conversation. Alors je ris. Il rit aussi.
Mais son rire à lui c’est un air de samba. Il claque comme un berimbau et sonne comme l’agogo.
Il rit-samba quand il me voit, le front collé à la vitre de son taxi pour ne rien louper du paysage. Je pointe du doigt des monuments en tapotant sur la vitre dès que j’en vois. Senhor A. s’installe dans le rôle d’un guide touristique et m’explique tout un tas de choses que je ne comprends pas. Il fait pourtant de grands gestes en lâchant le volant.
Il rit-samba quand je pousse des petits cris d’étonnement en m’extasiant devant la luxuriante végétation que l’on traverse. Des bananiers, des cocotiers, des fougères immenses remplacent les platanes de mon quartier. C’est magique. On se croirait dans la jungle. Je vois bien que Senhor A. ne comprend pas cet enthousiasme démesuré pour des arbres. Mais il ne m’en tient pas rigueur et partage mes éclats de voix en y ajoutant ses propres onomatopées brésiliennes. Juste pour m’accompagner.
Senhor A. rit-samba presque tout le temps. Même son regard est chantant. Il a les yeux pleins de soleil. C’est un beau vieux monsieur qui a le don de vous fixer au visage un sourire grand comme sa ville de Sao Paulo. Même avec toutes mes heures de décalage horaire. J’ai le cœur léger quand il me dépose à mon hôtel.
L’hôtel se trouve entre le quartier chic de Jardins et la grande avenue Paulista. Je pose mes valises et m’échappe humer le parfum du Brésil. Il est tard et les rues sont calmes. Seules quelques voitures pétaradent dans les cotes car ce quartier est fait de collines, de descentes -et donc de montées-. Abruptes toutes deux. Je déambule et me perds dans les quartiers. C’est ce que je préfère quand je suis en voyage. Me perdre. Parce qu’alors l’esprit est en éveil, aux aguets. Les sens sont décuplés.
D’ailleurs c’est étonnant, en dépassant un carrefour après bien des descentes -et donc des montées-, je crois voir des arbres surgir d’une maison. En m’approchant, je vois des fougères aussi.
Il y a une entrée, comme une sorte de auvent avec des tables et des clients bouches pleines.
Verdoyant, touffu et abondamment pourvu de toute la végétation brésilienne, ici a été recréée la jungle de la forêt native de Sao Paulo dans un restaurant. J’en reste bouche bée.
C’est ici que je dînerai.
Le Veridiana est une pizzeria où les murs sont végétaux. Il y a même un cours d’eau dans le restaurant. Le lieu est immense et tout ce vert et les pierres au mur en font un lieu particulier. Une véritable jungle urbaine nichée entre les gratte-ciels de Sao Paulo.
Les clients qui viennent ici fêtent quelque chose de particulier. Un diplôme, un contrat, un anniversaire, des retrouvailles, une déclaration. Chacun sur son trente et un. C’est un lieu propice à la gaieté et aux repas gargantuesques et partagés.
Je décide donc de fêter mon arrivée au Brésil. Je choisis une pizza « massa fina ». C’est un régal. Et je passe mon dîner à admirer et observer la jungle de plantes vert émeraude et de feuilles grasses qui m’entourent. Cet endroit est absolument atypique. Complètement envoûtant. J’ai l’impression de dîner en pleine nature en Amazonie.
A la fin de mon périple brésilien, c’est Senhor A. qui me ramène à mon avion. Je lui raconte dans ma langue qui n’existe pas les bananiers et les fougères du restaurant où je suis allée. Il me répond avec son rire-samba « Veridiana ! ». Je suis tellement contente qu’il ait compris que j’essaie un rire chantant moi aussi.
Pour le trajet du retour, Senhor A. a transformé son GPS en télévision. On regarde un match de foot pendant la route. C’est assez différent de tous les taxis que j’ai pu prendre auparavant. C’est un match de finale apparemment. A chaque feu rouge, Senhor A. s’emballe et m’explique les tactiques des équipes en cours. Il tapote l’écran très souvent pour que je me concentre précisément.
Mais nous arrivons déjà à l’aéroport. L’équipe qu’il supporte n’a pas encore marqué. J’essaie une mine désolée. Il m’appuie fermement sur l’épaule pour me dire de rester. Alors je m’installe à l’avant et nous regardons tous les deux ce match que je ne comprends pas sur cette toute petite télé en double file devant le terminal. Quand Senhor A. grince des dents. Je grogne aussi. Quand il s’ébroue et se tient droit dans son siège. Je bondis.
Goal ! Flamengo a marqué ! Nous poussons un hurlement de joie d’une seule voix ! Senhor A. fait éclater son rire Samba de Janeiro. Le plus beau.
Puis vient l’heure pour moi de partir. Le match n’est pas terminé mais mon avion va décoller.
Je quitte Senhor A. ses yeux lumière et son rire qui résonne. Il me prend dans ses bras. Je le serre un peu plus fort parce que je n’aurai encore pas les bons mots. Pourtant, l’un et l’autre cette fois-ci, on se comprend. J’ai le cœur-saudade quand je quitte ce beau vieux monsieur, son rire singulier et ses yeux qui en disent longs. La samba et la jungle brésilienne auront désormais un goût particulier.
Veridiana
Rua José Maria Lisboa, 493 –
Jardim Paulista, SP, Brésil
+55 11 3559-9151