J’ai environ toute une vie de sommeil à rattraper. Et le vol que je m’apprête à prendre me semble en durer tout autant. Ce vol est le dernier de la saison. Le plus long aussi. C’est ma dernière course folle.
Depuis longtemps déjà, mes voyages ne commencent plus le jour J. Ils débutent la veille au soir en composant ma valise. Chaque couche de vêtement supplémentaire synonyme du nombre de jours hors de chez moi. Cette fois-ci, la valise est pleine.
Je suis déjà loin quand je compose mon bagage. Je me projette là-bas sans plus vraiment être ici.
Une petite parenthèse comme une vicieuse ellipse où l’espace et le temps n’ont plus de prises. Les préparatifs à mes voyages sont des morceaux de ma vie qui n’existent pas.
Je mets mon réveil à cinq heures vingt-huit. Espérant que la nuit me happe vite et dure longtemps.
Précis et infaillible, mon réveil grince à l’heure, m’arrachant à la tiédeur de mon lit.
Cette aube là est un peu particulière. J’enfile pour la première fois des bas de contention. Je réfrène l’idée depuis des années. Je n’ai de cesse de penser à ma grand-mère et à ses collants en polyamide qui lui emmuraient les jambes et lui striaient les mollets.
Mais les heures de vol qui me séparent de ma destination finale ont raison de moi. Et me vaudront, si je n’enfile pas ces gestionnaires de pression, une embolie à n’en pas douter.
J’abdique, non sans un arrière-goût amer de défaite. Ou plutôt l’avant-goût de ma vieillesse à venir. Je trouve la pochette poussiéreuse mais neuve au fond de mon placard. J’enfile ces bas -couleur chair passée- avec peine, cherchant le sens et la manière. Emprisonnant soudain mes jambes. Serrées dans un étau. Etouffées comme un garrot maintient la pression. Je lâche la bande de silicone sur mes mollets. Elle claque comme un coup de fouet.
L’opération est plus longue que ce que j’imaginais. Je prie tous les saints que les portes d’embarquement ne se ferment pas sur moi, comme à l’accoutumée.
C’est à l’aéroport que je dois le retrouver. Mon beau 747. Comme pour un rendez-vous galant, il se fait attendre. Longtemps. Je patiente. Traînant mes guiboles transformées en poteaux assistés, comme un prisonnier traîne sa chaîne et le poids de sa culpabilité.
Pour qui voyage souvent, le moindre retard peut s’avérer catastrophique. « Pour des raisons techniques, notre avion décollera à 13h » s’affiche sur mon téléphone. Terminal E. Plus de quatre heures à patienter. J’hésite entre les larmes et le fou rire. Chaque seconde est devenue aujourd’hui si précieuse que j’empêche immédiatement mon cerveau de repartir à l’heure où tout a commencé. J’évite de recomposer le scénario qui m’aurait permis de partir plus tard. Dormir une nuit complète. Porter mes valises à mes mains plutôt que sous mes yeux.
Terminal E. Sans doute parce que ce genre de retard est fréquent, un piano droit trône entre la porte E67 et E69. En libre service.
Certains diront qu’il s’agit là d’un moyen déstressant de faire patienter une foule autour d’un objet évoquant la douceur. D’autres invoqueront que « la musique adoucit les mœurs » évidemment.
Mais que pensèrent ceux qui comme moi, entendirent pendant près de quatre heures ce matin-là les mélopées infernales de pianistes improvisés ? Par dizaines, ils se pressent tour à tour autour de l’objet, s’arcboutent sur le clavier, cognant violemment sur les touches de leurs doigts malhabiles jusqu’à les briser, comme si tout le terminal devait les entendre.
Chacun y va de sa fausse note avec un enthousiasme démesuré. Un quart d’heure de piano désaccordé dans un aéroport vaut sans doute toutes les gloires.
Pour public, une flopée de passagers coincée et dédiée. Incapable de faire autre chose que de patienter au son des canards. Même aux toilettes les sonates font écho. Comme des poissons dans un bocal nous tournons tous en rond. Contraints d’assister à un récital grotesque et entêtant. Impossible d’échapper à ces touches criardes et au choix infâme et abîmé des morceaux exécutés. J’ai envie de hurler « que ce soit plutôt moi qu’on exécute ! ». En vain. La lettre à Elise, Titanic, Amélie Poulain, tout y passe en couvrant ma voix. Chaque pianiste raté est applaudi par ses pairs avec force et vigueur. Electrisé par cet inattendu et soudain succès, ils relancent tous le grincement.
Au bout de quatre longues heures, la torture prend fin.
Je réalise que pour une fois, je vole en Business. La classe du voyageur d’affaires. C’est une première.
Un chemin me mène directement à mon siège. A mon trône devrais-je préciser. Sans voir un seul de mes camarades de la classe inférieure, sans passer par la même passerelle, ni les mêmes couloirs. Gardons l’élitisme jusqu’à créer une caste. Les Éco sont mes Intouchables.
Dans le fauteuil-lit qui meuble mes appartements, on pourrait loger trois Éco.
Habituée à coincer mes genoux entre l’accoudoir et le siège avant de mon voisin pour m’endormir, dans ce lit de Princesse au petit pois, je ne sais que faire de mon corps.
Un tableau de bord se trouve devant moi, j’en tripote tous les boutons comme une enfant avec son premier ordinateur. Je fais se lever mes pieds et s’arrondir mon dos. J’appelle par mégarde une hôtesse que j’éblouis d’un faisceau de lumière que je lui projette en plein visage. Je cherche le bouton off pour l’en débarrasser. En réponse, elle m’offre une coupe de champagne accompagné d’un sourire auquel on aurait accroché deux pinces à linge de chaque côté de sorte qu’il ne s’étiole jamais. Je suis tentée. Mais refuse poliment. Les bulles à d’autres. Je lui préfère le jus de tomates. Comme avant.
D’habitude, mes compagnons de vol sur les longs courriers sont des familles dont les mioches m’écrasent les pieds. Ils jouent à la console de jeu et me collent aux oreilles les notes aigues et répétitives de leurs jeux vidéos. D’habitude, c’est cette ritournelle lancinante qui m’endort, mêlée aux hurlements à chaque niveau gagné. Et à mes félicitations désespérées.
Les soupirs poussés par le père, suivis des grognements -pour la forme et peu convaincus- de la mère pour ne pas déranger « la dame à côté » ont eux aussi un effet soporifique sur mon métabolisme.
Mais mon boudoir est un isoloir. Pas de voisins. Personne ne me parle et je ne parle à personne. Les voyageurs Business se suffisent à eux-mêmes. Chacun fourre son paquet trop grand dans le compartiment à bagages. Un paquet Longchamp ou Hermès acheté à la hâte et sans goût au duty free de l’aéroport. Et ôte ses mocassins Vuitton. Je remarque alors non sans malice qu’en Éco comme en Business, un pied pue. La différence réside simplement dans le fait que dans cette zone là, il est de bon ton d’ignorer cette odeur nauséabonde. J’enlève alors mes chaussures, sans scrupules et avec une pointe de satisfaction mais surtout, sous le nez de ma voisine la plus proche. Puisqu’en Business, on ne sent pas des pieds.
Puis, l’avion décolle. Vite, les rideaux se tendent de part et d’autres de la classe Business. Il faut créer un climat cosy et douillet. Mais surtout, appuyer encore la scission qui s’opère entre nous et le reste des passagers.
On m’appelle par mon prénom et mon nom en l’écorchant comme un fil barbelé traverse votre vêtement et reste accroché. Pour un service sur mesure.
Les plateaux repas personnalisés défilent à toute allure. Si la forme y est, le goût reste infect. Par principe, je mange mes quatre repas. Puisque seule la quantité fait la différence. Et les gadgets inutiles. Je pique la salière et la poivrière en forme de galets. D’un goût charmant. Mais ridicule. Comme souvenir de mon passage de l’autre côté.
À peine ai-je le temps de comprendre le fonctionnement de tous les boutons de mon ordinateur de bord qu’on s’enquiert de mon installation. On m’apporte comme dans les cantines à sushis que je fréquente, une serviette chaude et humide qui, comme dans toutes les cantines à sushis, sent le moisi. D’une main je récupère mon quatrième jus de tomate puisque l’hôtesse a remarqué que mon verre était vide. De l’autre, je tiens la serviette. Elle allume ma télé. Oriente mon écran. M’indique mon plaid. Prête à me border. Comme une véritable assistée. Bientôt la berceuse.
Un bouton est sans doute resté coincé : un coussin de massage s’arrondit puis se dégonfle sans discontinuer, massant mon dos nonchalamment et sans vigueur. Mon corps est à la merci du bouton bloqué. Je décide alors de me laisser m’avachir puis me redresser à mesure que les heures défileront. Ce sera ma punition de luxe. Une heure vient de s’écouler. Il m’en reste onze avant d’arriver.