J’ai atterri un soir à Tokyo, comme on débarque d’une soucoupe volante dans un monde nouveau. Un peu sonnée, fatiguée par un long voyage, conquérante pourtant. Je suis venue retrouver des collègues et rencontrer des clients.
En termes de représentation française, j’ai failli à tous mes devoirs. Du moins les premiers jours.
J’ai serré la main de tous mes clients, refusé d’aller dans un bar à soubrettes, posé ma carte de visite sur tous les bureaux, et n’ai pas bu de thé vert quand je n’avais plus soif. J’ai aussi mangé correctement.
Personne ne m’avait avertie des protocoles ancestraux du business japonais.
Après m’être ridiculisée et sans doute avoir fait honte à mon collègue autochtone ainsi qu’à toute ma nation probablement, il m’enseigne quelques rudiments.
Son faciès le plus souvent statique s’est mu très légèrement. Un soubresaut de sourcils aérien, un infime retroussement de lèvres, voilà qu’il se lance dans les enseignements de base nécessaires à un comportement adéquat de ma part dans son pays.
Incompréhension ou véritable tradition, mon collègue m’intime d’abord l’ordre de cesser de vouloir serrer la main de tous nos clients. Question de bactéries ou machisme larvé, je n’ai toujours pas compris. Mais je me suis immédiatement mise à plaquer mes mains sur les côtés, en essayant de visualiser l’attitude d’un petit personnage Playmobil à chaque nouvelle rencontre. Rigide mais souriante.
Puis j’argumente contre le « bar à soubrettes » où mon collègue me propose d’emmener nos clients en fin de journée. J’essaie de négocier et je propose plutôt l’idée d’un Neko café. Un bar à chat. Une sentence à mes yeux moins douloureuse et désolante que de me faire appeler Seigneur pendant qu’on me donne la becquée. J’ai en tête, ancré profondément dans ma mémoire, le roman de Kawabata et ses « Belles endormies ». À choisir, je préfère les chats.
Le Neko café dans lequel nous nous rendons est une toute petite pièce dans laquelle nous sommes coincés entre dix-sept matous nonchalants et en surcharge pondérale. Un petit carnet explicatif nous est remis à l’entrée. Les chats, il faut les caresser selon les traditions. Trente minutes maximum. Et à chacun son jouet préféré. Il ne faut pas perturber les félins fainéants. Le comité contre les chats serait tombé à la renverse. La bienséance m’oblige à résister.
Mon collègue m’indique aussi qu’il me faut accepter, chez chaque client, les boissons que l’on me tend. « Même ce liquide verdâtre, amer et infâme ? », « Même dix fois par jour s’il le faut ! ». En essayant de garder une contenance qui ne trahit pas mon dégoût. Evidemment.
Il m’initie ensuite à l’usage de l’échange de cartes de visite. Tendre à deux mains sa carte en baissant les yeux et en se ployant tel un bambou par grand vent. Le principe veut que la personne à laquelle on tend sa carte se baisse elle aussi. Toute la finesse du protocole réside dans le fait qu’un seul ploiement de soi ne suffit pas. Il faut continuer de se ployer tant que l’autre le fait. Une fois, je me suis pliée dix-huit fois. Je le sais parce que j’ai compté. C’était un client important. L’homme, sans doute d’éducation zélée, continuait de se baisser et se relever sans s’arrêter. Je n’osais stopper le rituel. Je frôlais le fou rire. Et le lumbago à quatre-vingt-dix degrés.
Entre chaque rendez-vous et après chaque instruction, j’ai droit à quelques brèves incursions dans la vie tokyoïte.
J’ai vu passer des centaines de collégiens en uniforme, comme dans les dessins animés de mon enfance. Vomir le métro d’employés de bureau tirés à quatre épingles. Puis le soir, voir ces mêmes employés sortir des bars, tous éméchés au dernier degré, marchant droit avec peine. J’ai aussi noté dans le métro des écriteaux faits de pictogrammes très imagés « les filles gare à vos fessiers, les hommes prennent des photos sous vos jupes ». D’ailleurs j’ai vu un type, un soir, arracher frénétiquement des dizaines d’autocollants publicitaires de soubrettes collés sur une barrière sur une centaine de mètres pour les ficher dans un cahier. J’ai souri devant des caddies géants remplis de bambins japonais poussés par des nourrices. Je suis allée dans un temple où une famille priait. Cinq membres d’une même famille, vêtus de pied en cap de vêtements à l’effigie de Mickey. J’ai mangé un gâteau-surprise qui m’a révélé sur un petit mot que j’allais vivre une grande année. J’ai traversé un quartier manga où l’on pouvait croiser des adolescentes aux poses lascives habillées en Sailormoon à chaque coin de rue. J’ai observé pendant de longues minutes des grand-mères à chicots grattant avec leurs gencives des biscuits très très secs. J’ai goûté mon premier bœuf de kobé. On m’a fait déguster des brochettes de poulet. Des brochettes de cœur, de foie et de peau de poulet. On m’a assuré que Tokyo était la ville la plus sûre au monde. J’ai voulu tester. J’ai posé mon portefeuille sur une table de café et je suis sortie. J’ai fait ça trois fois car je n’en revenais pas, mon portefeuille n’a jamais bougé d’un iota.
Et puis j’ai vécu une expérience insolite qui m’a permis de découvrir un excellent restaurant.
A la fin de ma semaine japonaise, il était primordial pour mon client important (maître es-ploiement par grand vent) de me faire goûter les meilleures Soba du quartier. Des nouilles froides accommodées de différentes sauces et légumes.
La spécificité de ces nouilles c’est qu’elles sont longues. Très longues. Plus longues encore que celles que vous êtes en train d’imaginer.
Un détail m’interpelle en commençant le déjeuner : il me semble percevoir quelques bruits de succion autour de moi. Puis de nombreux bruits de succion. En fait c’est un concert d’aspirations sonores auquel j’assiste. Je fais mine de ne pas entendre, je suis terriblement gênée. Je jette un coup d’œil à mon collègue japonais, lui-même émet des bruissements écœurants alors que je peine à manger mon kilomètre de nouilles avec mes baguettes dans la plus grande discrétion.
Mes clients me regardent. Souriants, dodelinant de la tête, nouilles à pleine bouche, suçotant bruyamment, ils ont l’air content. N’y tenant plus, je pose la question à mon collègue. Oui, ça aussi, je l’apprends, ce chuintement buccal fait partie des mœurs qui indiquent que l’on apprécie un plat. Du moins c’est ce que j’ai compris. Lui, parlant mal anglais ; moi, ne comprenant pas le japonais. Je me suis mise à suçoter de concert en essayant de trouver l’accord de bon son.
Je garde un souvenir goûtu de cette expérience culino-sonore. Les Soba sont absolument délicieuses dans ce restaurant-là. Je reste toutefois circonspecte et légèrement embarrassée quant à la manière de les manger. Pour l’expérience auditive et la qualité des plats je vous conseille le YoshiSen, après vous être prélassé ou avoir sorti vos griffes au NekoJalala Café.
YoshiSen / Honjinbou
Taito-ku, Tokyo Taito bâtiment 4-8-5
Wakaba B1
Tokyo
03-5688-1200
Neko Jalala
Chiyoda-ku,
Tokyo Sotokanda 3-5-5-1F
03-3258-2525
www.nekojalala.com
Pour une fois j’ai lu un article intéressant sur Libé ! Merci !
C’est sympa de découvrir les coutumes d’autres nations.
Et puis je rêve de découvrir ce fabuleux pays.