Aujourd’hui, j’ai quarante cinq ans. Soit cinq cent quarante mois. Parler en âge gosse, ça me rajeunit. Aujourd’hui est un jour spécial, c’est pour ça que j’ai compté, c’est mon anniversaire.

Mais ce matin, ma femme adorée s’est barrée quand je lui ai demandé, comme chaque matin depuis qu’on est marié, de me repasser ma chemise au moment où je regardais les infos. J’ai pas compris, c’était pourtant la rose, celle qu’elle préfère. Je trouve qu’elle fait pédé mais je lui en ai jamais rien dit, c’est elle qui me l’a offerte, il parait que ça fait moderne. Alors ce matin là, j’ai pas compris. Ni une, ni deux, ma petite fleur, elle s’est barrée. Elle a balancé le fer à travers le couloir, m’a regardé même pas énervée, juste un peu lassée et elle s’est barrée. Je me suis retrouvé devant les infos, une énième guerre éclatait, les gosses se faisaient flinguer en direct, le chien m’a grimpé dessus en me bavant ses croquettes sur le pantalon. Je me suis levé, j’ai allumé une clope, balancé l’allumette dans l’évier, encore un truc que ma petite fleur, elle déteste. Mais sur le coup, je me suis dit que c’était un peu comme un hommage que je lui rendais. J’ai frotté le pantalon baveux avec la chemise qu’elle avait pas voulu me repasser, ça a laissé une petite traînée rose sur mon pantalon beige. Heureusement, celui là, il était repassé. Puis, j’ai ramassé le fer et vu l’eau couler sur les carreaux. J’ai bien senti qu’un truc clochait. J’ai pas voulu me laisser aller, j’ai laissé la télé allumée au moins que mon clebs s’ennuie pas sans sa maîtresse, j’ai pris mon thermos de café et moi aussi je me suis barré. Sauf que ça, elle, elle l’a pas vu.

J’ai pris ma bagnole et j’ai roulé  jusqu’à mon bureau. Fallait surtout pas que je me laisse déstabiliser, c’était une importante journée. Et pourtant, dans ma bagnole, pendant que je klaxonnais l’enfoiré devant moi qui ne voulait pas avancer, j’ai pas pu m’empêcher de cogiter. D’habitude je me dis laisse faire, ça va lui passer. J’aime pas cogiter, je sais pas pourquoi, ça me donne toujours envie de chialer. J’aime pas dormir non plus. Je fais que des cauchemars depuis des années, alors le plus souvent, je pionce à moitié devant la télé une bonne partie de la nuit, histoire que quand je me réveille, il y ait la nana de la météo avec sa petite jupe serrée qui me fasse oublier mes mauvaises pensées.

Mais là, je vous jure, son air bizarre, son silence alors qu’elle a plutôt l’habitude de hurler, elle a même pas chialé et j’ai même pas eu à la consoler en lui murmurant dans l’oreille qu’elle était ma petite fleur et que c’était elle que j’aimais. Bah moi, cette fois ci, ça m’a foutu un coup. Soudain j’ai ouvert grands les yeux, le soleil me les a fait cligner. Je me suis dis stop, on arrête tout, je suis qu’une ordure, j’ai qu’elle, elle a que moi, les poules, je les laisse au poulailler désormais.

J’aurais pourtant du m’en douter. Quand la petite Charlotte s’est aspergée de parfum dans ma bagnole après qu’on ait fait nos affaires, moi ça m’a fait rire, j’ai failli étouffer. La gamine pas farouche que j’ai une femme. Elle s’en fiche. Elle dit qu’elle sait bien au fond, qu’elle est ma préférée. Pour sûr, le mardi, c’est tout pour Charlotte. Et ce soir là, j’ai compris que ma femme avait un don : un odorat surdéveloppé. Quand elle a eu l’air un peu étonné de sentir sur moi un parfum vanille sucré. Elle m’a dit « tu sens les îles ». Elle est vraiment douée ma femme, Charlotte est réunionnaise.

Le jour d’après je lui ai dit que je partais en séminaire comme tous les mois et que comme d’habitude je savais pas trop quand ça allait se terminer, que la boite allait au plus mal et que nous les vendeurs, il fallait qu’on soit au top. Les patrons voulaient pendant ce séminaire « stimuler notre proactivité » et « valoriser notre esprit corporate ». J’ai vu ses yeux briller un peu puis elle a dit « d’accord ». C’est toujours bon pour un couple quand on s’admire, j’ai lu ça une fois dans un magazine que ma petite fleur laisse trainer dans les toilettes.

Mais le soir, quand je suis rentré, ses yeux brillaient encore. Ma petite fleur m’a dit qu’un collègue m’avait appelé, qu’il s’excusait de me déranger pendant mon rtt, qu’il n’arrivait pas à joindre notre collègue Carole non plus et qu’on était les deux seuls à pouvoir lui répondre à propos d’un dossier. Il voulait que je le rappelle dès que je serais rentré.  Carole est une femme hyperactive et la seule qui le mercredi, n’a pas ses gosses à garder. J’ai levé les yeux au ciel et j’ai dit, j’espère que tu lui as pas dit pour le séminaire, Daniel était pas convié, son poste va sauter. Ma petite fleur a dit que non, elle avait rien dit. Et je l’ai embrassée.

Le jeudi, comme je suis tendu à cause de mon boulot, je vais chez l’osthéo. J’ai les muscles endoloris par les heures de bagnole et parfois j’ai le cœur qui fait des bonds quand je bois trop de café. C’est ma petite fleur qui m’a trouvé cette osthéo. Je crois qu’elle a peur que je claque. Alors le jeudi, depuis six mois, c’est Estelle qui détend mes muscles, elle a des doigts de fée. Mais ma petite fleur, elle aime pas trop quand elle aperçoit que parfois, je reviens avec des griffures dans le dos. Je lui dis alors « tu n’imagines même pas comme le massage japonais me fait du bien, tu devrais essayer ». Je la serre dans mes bras et je la remercie de m’avoir conseillé d’y aller. Elle se laisse faire, elle dit rien. On dirait un pantin dans mes bras quand je la serre comme ça. Je me dis que son ménage toute la journée a dû bien la fatiguer. Alors pour être sympa, je lui dis « un jour si tu veux, je pourrais essayer de te masser, bon je suis pas sur d’y arriver, j’aurais peur de te déplacer un muscle, c’est délicat le massage c’est un vrai métier et il faut faire très attention à qui on le fait, mais si tu y tiens vraiment, un jour, je pourrai essayer ». Elle me répond que non, c’est pas son corps qui est endolori, c’est son cœur qui est trop lourd. Je la regarde et je lui lance en rigolant « alors c’est pas un osthéo, c’est un régime qu’il te faut ! ». C’est un peu notre jeu à tous les deux la blague du cœur et de l’osthéo. Moi ça me fait rire d’avoir trouvé une rime aussi spontanée, ma petite fleur, elle, elle a pas trop le sens de l’humour.

Le vendredi soir, j’emmène le chien faire son dressage, il est tellement bête ce chien, il est brave y a rien à dire, mais il est bête. Alors pour le rendre un peu moins bête, je l’emmène tous les vendredi soirs au dressage. J’aime bien quand Elsa, la dresseuse, est un peu sévère. Elle a les yeux qui deviennent d’un bleu glacial et quand elle me regarde avec cet air là, j’ai le cœur qui vacille. Presque si elle me demandait de faire le beau, je le ferais. Elle est pas heureuse je le vois bien avec son mari tout le temps en déplacement, elle se sent si seule, elle me dit « j’ai juste besoin de compagnie ». Avec Elsa, le vendredi c’est au pied.

Le samedi avec ma petite fleur, on a notre rituel, on va faire les courses. On a nos habitudes, elle file dans les rayons du supermarché choisir les courses de la semaine notées sur sa liste préparée la veille, moi je trace vers le rayon vêtements. Elle me dit « on se retrouve dans un moment », je lui dis « oui ma petite fleur, pour choisir les plus beaux légumes, t’es la meilleure ». Je traîne dans les rayons pour dames, y en a toujours une devant la glace pour se contempler. Je demande à celle qui est en train d’essayer une robe d’en essayer une pour moi, qu’elle ressemble tellement à la femme que j’ai perdue. A ce moment là, c’est la réalité, ma petite fleur dans les rayons je sais vraiment pas où elle est. Et puis c’est ces nanas là, avec leur mascara qui fait des paquets au bout des cils et leur paire de seins fatigués, elles ont toutes un peu l’air de ma petite fleur. J’ai jamais trop compris cette attirance pour le tragique qu’ont les femmes, mais elles essaient toutes la robe que je leur tends. Je sèche une larme pas encore tombée et je me mets à leur parler. J’aime bien les regarder s’attendrir, s’approcher pendant que je parle et parfois me toucher les bras comme si me toucher le bras allait tout arranger. Le samedi, c’est juste comme ça, juste pour le plaisir d’essayer.

 

Le dimanche, on reste tous les deux avec ma petite fleur, on se ballade au parc et souvent elle traîne avec elle le regard qu’elle m’a lancé ce  matin au moment où elle aperçoit les mioches jouer et les bébés hurler. Moi, je me suis jamais senti d’en avoir des mioches, c’est ce que j’ai toujours dit à ma petite fleur « mais moi un mioche, qu’est ce que j’en ferais ? Je suis jamais là, tu serais tout le temps toute seule pour le garder ». Elle a bien essayé de me convaincre mais je suis plus têtu qu’elle, j’ai jamais lâché. Sauf une fois, quand elle a eu l’air plus triste que d’habitude le jour où sa sœur lui a dit qu’elle attendait un petit dernier. On peut dire que là pour une fois, j’ai lâché, j’avais pas envie de la voir triste ma petite fleur, mais j’avais pas non plus envie d’entendre une énième fois parler de sa solitude et de sa « fertilité gâchée ». Alors ce soir là, je lui ai ramené un clébard tout bébé. Je lui ai dit « tiens pour te faire plaisir et pour te montrer aussi l’envers du décor si on avait un mioche ». Le clebs, trop heureux s’est mis à pisser partout. Je lui ai dit « tu vois ? ». Mais elle a pas vu, elle m’a regardé avec un regard qui voulait rien dire, comme si elle me voyait pas ou bien à travers moi. Elle s’est penchée vers la bestiole et s’est mise à la bisouiller. Je savais que j’avais bien fait. Comme ça, elle comprendrait.

Le dimanche au parc, elle a ce même regard qui regarde au travers des gens et au moment où on s’assoit pour  contempler les joggeurs et les joggeuses passer, au moment où je commence à peine à m’assoupir, elle me dit « on rentre » et je la suis. On marche côte à côte mais sur le chemin qui mène à la maison, ma petite fleur ralentit toujours le pas à l’approche du foyer. Elle doit souvent regretter de ne pas être restée au parc parce qu’elle me laisse entrer en premier, pousse un soupir, reste un moment sur le palier puis ferme la porte derrière elle. Elle est comme ça ma petite fleur, elle regrette toujours ce qu’elle a pas fait. Moi au contraire, j’ai jamais aucun regret, je fais, histoire de rien regretter. Mais je lui dis rien, je suis un homme facile et même si moi au parc, je serais bien resté, je rentre quand elle me dit qu’il faut rentrer.

Le lundi, comme je suis souvent occupé et que je suis d’avance claqué de la semaine qui m’attend, on reste tous les deux. J’allume la télé, je lui commente les images qui passent pour qu’elle loupe rien pendant qu’elle s’affaire à cuisiner. J’aime bien mon canapé, il est confortable et il a même pris ma forme, ce qui fait que quand je m’assois, c’est comme si il m’accueillait à bras ouverts et ça me rassure. Quand ma petite fleur m’amène mon plateau télé pour qu’on passe un moment tous les deux, je lui dis jamais quand c’est trop salé, j’ai pas envie de la blesser. Alors quand c’est vraiment trop salé, je lui dis plutôt « tu vois ce plat là, il est bon mais j’ai préféré celui que tu as fait l’autre jour avec ta mère, celui là ma petite fleur, il était terrible ». Je préfère y aller mollo avec ma petite fleur et sa susceptibilité. Alors on mange en tête à tête avec la télé.

L’enfoiré de devant s’est enfin décidé à avancer, un coup d’œil dans le rétro, je replace une mèche que je n’avais pas gominée, et je remarque la nana dans la voiture derrière moi, c’est marrant c’est une des tops modèles du supermarché du week end dernier. Je lui lance un petit sourire triste et me mouche dans un mouchoir, sèche ma larme prête à tomber et la laisse me doubler.

Au bureau, je me tiens un peu plus droit que d’habitude parce qu’aujourd’hui c’est ma journée et je sais que tout le monde va me regarder. J’espère que personne ne remarque la petite trainée rose sur mon pantalon. La matinée se passe, je plie les contrats comme jamais.

A midi, Francesca me fait une surprise, elle a mis la robe jaune paille que je préfère, celle avec les volants. A midi avec Francesca, j’ai à peine le temps de manger.

L’après-midi se passe normalement, je passe de temps en temps devant le bureau de ma nouvelle collègue et je ralentis quand je m’approche d’elle, on m’a dit qu’elle aimait les « vieux », je veux juste vérifier. La semaine prochaine, il faudra que je l’invite à déjeuner, pour mieux l’intégrer.

Quand je sors du bureau, j’entends les oiseaux chanter et je remarque que les nanas portent des jupes de plus en plus courtes, c’est bien d’avoir son anniversaire qui tombe au début de l’été.

Avant de rentrer, je passe devant le fleuriste et je repense au regard de ma petite fleur ce matin et au fer à repasser qu’elle a balancé. Je m’arrête. Et puis finalement, je me dis que c’est mon anniversaire à moi aujourd’hui. Je prends ma bagnole et je rentre. J’espère que ma petite fleur m’aura préparé mon gâteau préféré. Bon, cette année, elle aura sans doute pas écrit mon nom en glaçage sucré, mais je m’en passerai, je lui dois bien ça.

Quand je rentre, la maison sent un parfum de propre, les rayons de soleil à travers les carreaux lèvent encore quelques grains de poussière mais pas beaucoup.

Ma petite fleur est pas là, elle a du prendre mon cadeau à la dernière minute, mais ça non plus, je lui dirai pas. Le clebs a un drôle d’air pour une fois, il a l’air moins bête que d’habitude. On dirait qu’il sait un truc mais qu’il veut pas en parler. Alors pour une fois, ce soir, je lui fais une petite caresse. Il a l’air tout étonné « Bah quoi c’est mon anniversaire, je suis de bonne humeur, tu devrais en profiter ». En fait non, ce clebs n’a pas changé. J’enlève ma cravate, je déboutonne ma chemise, et je me laisse aller dans les bras accueillants de mon canapé, il est bizarre lui aussi, il est plus raide que d’habitude. Elle a encore retourné les coussins de mon canapé, elle a du faire le ménage de manière appuyée aujourd’hui. J’aime pas trop ça, mais je ne veux pas laisser la mauvaise humeur me gagner.

J’attends mon whisky, j’allume la télé. Mon whisky ne vient pas, je sais même pas où la bouteille est rangée. Je veux pas déranger les habitudes de ma petite fleur qui me dit sans cesse « une place à chaque chose, chaque chose à sa place », j’ai jamais compris, chez nous c’est pas très grand mais je la laisse dire. Pour le whisky, je l’attendrai.

Soudain, j’entends la clé dans la porte et je me retourne dans mon canapé. Ca y est, ma petite fleur est enfin rentrée. C’est drôle elle porte une robe jaune paille avec des volants et elle sent la vanille si fort que ça me donnerait presque la nausée. Et puis c’est quoi ce regard là, je l’ai déjà vu, un regard glacial presque bleuté. Elle me dit « assis, reste où t’es ».  Moi j’obéis et je reste.

Je lui dis quand même « t’as mis où le whisky ma petite fleur ? », « ah oui et au fait, ton fer je l’ai rangé : une place à chaque chose, chaque chose à sa place hein ! ». Elle me dit « ton whisky, il est prêt dans la cuisine, ton gâteau aussi il est prêt, j’ai écris ton prénom en glaçage sucré ». Je lui souris, mais elle, elle reste là sans bouger. Je me lève et je remarque alors qu’elle a une valise à côté d’elle. J’hésite, c’est peut être mon cadeau d’anniversaire. Si c’est ça, je m’attendais plutôt à des places pour le match mais ça me va, c’est pas grave pour cette fois.

Je lui tends les bras, elle baisse la tête. Juste le temps pour moi de la regarder. Ma petite fleur, elle est pas si fanée que ça, ça lui va bien le jaune, et puis je me dis « tiens elle s’est maquillée ».

Elle relève la tête et me dit « tu vois, cette année pour ton anniversaire, je me fais le plus beau des cadeaux, je te rends ta liberté». Je reste là, éberlué, c’est mon anniversaire, pourquoi elle aurait droit à un cadeau. Je sais pas quoi dire, je reste bouche bée.

Elle ouvre la porte mais quand elle sort, sa valise reste coincée et entrave ses pieds. Alors j’ouvre un peu plus grand pour la libérer. Y a un taxi dehors qui attend.

Elle se retourne et me dit « au fait, bon anniversaire ».

Je sens un truc humide, ce foutu clebs vient de me pisser sur le pied. Si je comprends bien, lui aussi vient de me le souhaiter.

 

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