J’ai rendez-vous, ce soir-là, dans la ville de Tel Aviv.
Mon client m’appelle et me lance « Trouvez Hapishpeshim, on se rejoint au Pouah ! » avant de raccrocher.
Après quelques instants de perplexité, j’hésite à rappeler. Ai-je bien entendu ?

Bien embarrassée par cette phrase alambiquée, je me sens obligée de m’en tenir à ce que mon oreille inattentive a misérablement cru entendre. Bien peu de choses, indéniablement. Qu’est-ce donc que ce complexe de consonnes qui s’achève par une onomatopée empreinte de dégout ? Cette énigme linguistique, point final de notre brève conversation, me plonge dans une confusion intense.

Comme dans Taxi Driver, je me fige alors face au miroir de ma chambre hôtel. Je tente nombre de mimiques et différentes sonorités. J’interpelle mon moi-même qui serait l’autre dans la rue. Qui peut bien être ce fameux « hapishpeshim» ? Suivi d’un « pouah», que j’ose à peine prononcer.
Sérieuse, interrogative, enjouée, alarmée, paniquée, je tente différentes intonations scéniques pour convaincre mon reflet que ces deux paroles auront un sens pour l’autochtone.

Très vite je plonge dans un gouffre de honte. Certaine d’avoir mal entendu.
Cet « hapishpeshim» me laisse dans un grand désarroi. Mais ce « pouah », lui,  me trouble bien davantage. Cette interjection n’évoque pour moi qu’une forme d’aversion enfantine.

Quelle énigme me faut-il résoudre encore pour signer un contrat ?  Celle-ci me paraît hors de portée.

Peu convaincue mais voyant l’heure passer, je me rends vers le seul lieu où partout dans le monde je me sens moins perdue. Un port où des bateaux amarrés ondulent régulièrement, solidement attachés.
Après quelques enjambées, me voilà à Jaffa. Là, j’ai mes repères. Les bateaux rouillés des pêcheurs me rassurent. Les couleurs passées des carcasses flottantes m’apaisent. Et l’air iodé rassérène mon cerveau. J’inspire goulument ce parfum salin pour me donner du courage.

Je réfléchis et imagine un instant « Et si, j’assemblais –mine de rien- ces deux sonorités compliquées ? Sans même ajouter un seul élément, peut-être parviendrai-je à m’en sortir? ».
Je murmure. « Pouah-Hapishpeshim »  sonne creux ; « Hapishpeshim-Pouah » tout autant. Me voilà au milieu des embarcations et des touristes, impuissante et gênée.

Je regrette à cet instant précis ma grand-mère recomposant avec talent des mots avec tant de consonnes et si peu de voyelles lorsque petite, elle m’infligeait des Chiffres et des Lettres quotidiennement.

Je décide donc d’une autre technique en rendant à chaque mot son individualité puisque le couple ne semble pas vouloir fonctionner.
J’interpelle un pêcheur et lui lance un « Hello… Hapishpeshim ? » du bout des lèvres. Mon ventre se crispe et je me retiens de fermer les yeux, espérant qu’un tour de magie me sauve de cette impasse orthographique. La magie opère. Un chemin m’est expliqué. Cette personne n’est donc pas Hapishpeshim. Mais il m’indique où le trouver.

J’enregistre avec minutie les informations et suis avec méthode les indications.
Je grimpe, je tourne et j’avance. Et je me retrouve là. Face à une foultitude d’objets plus ou moins utiles. De vieilleries ayant pris la pluie.

Des tasses et des cadres. Des piles et des téléphones. Des vêtements, des chapeaux. Des casseroles et des jouets démembrés.
Le bazar devant lequel je me trouve correspond en tous points au bazar de lettres qui composent le nom de ce lieu. C’est le souk. Hapishpeshim est donc un marché aux puces. Où j’évite avec la plus grande difficulté d’écraser une paire de voiturettes à mes pieds.

Ereintée par cette quête, je m’assois sur une chaise un peu branlante devant une table tout aussi instable. Je sirote une limonade revigorante. Je regarde le temps passé. Et me remets de ces émotions linguistiques. Le spectacle vaut la peine. Sous un soleil lourd et cuisant de fin de journée, le souk grouille de monde telle une fourmilière où chacun s’affaire à dénicher l’affaire de la journée. L’objet tant convoité atterrira sans doute dans les tiroirs d’une commode, ou prendra la poussière sur un buffet. Mais qu’importe, je peux lire la satisfaction dans les yeux de chaque acheteur et des marchands.

Il ne me reste plus qu’une énigme. Ce « Pouah ».
Comment demander, sans prendre un air dégouté, ce que ce « pouah » peut bien être?
Comment me montrer enjouée en utilisant un terme qui moi-même me rappelle mes plus mauvais souvenirs culinaires ?
A ma dernière lampée de limonade, n’ayant plus de boisson, ni excuse pour encore patienter, je me jette dans le grand vide sémantique. J’interpelle un serveur discutant avec un vieil homme enturbanné d’un foulard blanc « Excuse me, do you know Pouah ? ». Regard circonspect voire inquiet, puis méprisant.

Le vieux ne répond rien. Le serveur se détourne. L’ai-je vexé ? Pourtant j’ai fini ma limonade, aucune méprise possible quant au goût de la boisson.
Le regard perdu, l’esprit embrouillé, un goût d’échec m’envahit. Du même goût que ce mot qui sort mal de ma bouche. Je me convaincs pourtant de risquer à nouveau, non sans susurrer dix fois ce « pouah » dégoutant, pour tenter de le rendre moins indigeste.

Je scrute alentours et jette mon dévolu sur un groupe de jeunes femmes. Grandes, élancées, riant fort, elles ont toutes des cheveux noirs charbons, plus soyeux et bouclés que ce que je n’aurai jamais. « Hello…do you know Pouah ? » je chuchote.
Elles se regardent et rient encore. Ma mine fatiguée et mon accent à couper au couteau trahissent sans doute l’état de panique quand je lance, peu convaincue, cette interjection enfantine.
« It’s just there ! » s’exclament-elles. J’expire de joie et leur explose aux visages un « Toda » de remerciement. Le soulagement est aussi intense qu’un diplôme qu’elles m’auraient délivré. Elles m’indiquent alors l’endroit, tout à côté.

C’était  donc ça ! Quelle idée saugrenue pour alpaguer le chaland que de donner à son restaurant un nom aussi peu à propos.
Je retrouve mon client devant l’entrée.

Dehors comme dedans, le Pouah reprend tous les codes du souk. Un amoncellement de vieilleries, mais dont l’ensemble prend tout son sens avec harmonie et bon goût. Des fauteuils aux tissus fleuris, leurs accoudoirs élimés. Des tables en formica.  Des meubles rétro. Des commodes blanc laqué. De vieux cadres enserrant des photos noir et blanc. Des tapisseries art déco. Des ustensiles de cuisine. Des pots envahis de fausses fleurs couleur rose saumoné. Des miroirs. Des buffets. Et dans les toilettes, un calendrier de l ‘équipe de Saint-Etienne et le téléphone à grosses touches que j’ai eu pour mes six ans.
Un saut dans le temps. Une nostalgie agréable et bien pensée. D’ailleurs, les lustres, les abat-jours, les tabourets, tout peut s’acheter.

La nourriture en abondance est bien plus fraîche que le mobilier.
Mon appétit vorace, creusé par tant de rebondissements a raison de la salade qu’au moins dix personnes pourraient partager. Par principe, j’engloutis avec ferveur la totalité. Nous discutons tout en dégustant houmous, omelettes et pita.
C’est une belle soirée dans l’ambiance feutrée du quartier de Jaffa.

Je n’ai qu’une crainte tout au long du dîner, que mon client me demande si j’ai facilement trouvé.

PuaaPuaa

68138 Jaffa-Tel Aviv

Tel Aviv Israel
tel. +972 3-682-3821
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