Ce soir, à mon réveillon, il y avait environ 150 personnes et 10 enfants.
Du moins, c’est ce qu’on a pu compter.
Il y avait des français, des arabes, des albanais, deux guadeloupéens, des punks à chiens, des roms, un allemand, des portugais, des kosovars, des polonais, des arméniens, un congolais. Tous abîmés. Mais tous se parlaient. Parfois dans une langue qui n’existe pas, un peu mimée. Mais ils se comprenaient.

Il y a un vieux qui a débarqué avec ses pompes, ficelées des pieds aux mollets, il avait fait pareil sur ses manches. Il avait aussi sur son manteau une ceinture pailletée et marchait avec une béquille de chaque côté.
Un autre a débarqué avec son matelas, puis est reparti avec. Certains sont venus en voiture. Il y avait même une mercedes. Le type portait un costard dépareillé, il avait les cheveux gominés. Il m’a dit Auriez-vous l’obligeance de me servir un café chaud s’il vous plait. J’ai fait mine de pas voir toutes les taches sur sa chemise et sa cravate déchirée.

Je me suis fait deux copines. Elles m’ont demandé mon âge. Je le leurs ai laissé deviner. Elles m’ont dit 25. J’ai répondu 30. Elles m’ont dit Ah mais t’es vieille. Je me suis marrée. Elles m’ont demandé si j’étais mariée. J’ai dit non. La plus jeune m’a dit Alors quand ton bébé il va naître, il aura au moins 2 ans. J’ai réfléchi et puis j’ai acquiescé. J’ai demandé à une dame si ce qu’elle mangeait était bon. Elle m’a répondu Oui, surtout si on me fout la paix. J’ai pas bronché.

J’ai appris à compter jusqu’à 3 en albanais. Parce que des sucres, on ne peut en donner que deux pour le café. Sauf qu’à chaque fois, c’est 3 qu’ils demandaient. Un mec a repris 8 fois du café. Une dame m’a demandé 3 fois un verre d’eau chaude. Juste, de l’eau chaude.
J’ai vu deux femmes se maquiller l’une l’autre. Et deux types se mettre à danser. On avait pour l’occasion sorti une radio et mis Nostalgie. Il y avait Joe Dassin et Cloclo qui passaient. Un type m’a raconté qu’il était poète et que la veille, il avait voulu s’immoler par le feu, mais qu’il y était pas arrivé. J’ai eu froid tout à l’intérieur de moi.

J’ai souvent confondu les bénévoles et les bénéficiaires. On était tous fringués pareil, à quelques détails près. J’ai proposé un café à ceux qui en servaient déjà et demandé à certains si ça faisait longtemps qu’ils venaient. Quand ils me répondaient Tous les soirs, je comprenais que je m’étais trompée.

J’ai pas réussi à discuter avec certains d’entre eux tellement la puanteur de leurs corps était insupportable. Je me suis sentie coupable. Et puis quand ils ont voulu me serrer la main pour me remercier, bah je la leurs ai serrée.
On a appelé le samu social pour un gosse en roller qui se marrait tout le temps, si maigre qu’un courant d’air l’aurait fait s’envoler. Il me parlait de tout près. Il a voulu qu’on se fasse la bise pour le nouvel an. Un collègue s’est interposé et à dit Tu sais bien qu’on se fait pas la bise, c’est interdit. Il a répondu Ouais mais ce soir pélot, tu fais vraiment chier. Le collègue a rigolé. Il avait l’air habitué.

Il y en a un qui était vraiment éméché. Comme il avait pas amené sa bouteille avec lui, on n’a rien dit. Il puait le mauvais alcool à 90 degrés. Les gamins étaient tous polis. Il y avait un jeune handicapé. Un autre avait le nez bousillé et l’arcade sourcilière défoncée.
Ce soir, ils étaient tous abimés. Tous amochés. Tous ravagés.
L’un deux qui s’en est sorti est quand même venu passer le réveillon avec nous. Tu sais tous mes potes sont là, il m’a dit. Et il m’a demandé un café. Je lui ai dit Combien de sucre. Il m’a dit trois. Je l’ai regardé. Il m’a dit Non je déconne, c’est deux je sais.

Les vieux, les jeunes, les mamans, les enfants, les gars seuls, les étrangers, ce soir, ils se sont tous parlés.
Comme une seule et même communauté.

J’ai plusieurs fois eu envie de pleurer. Surtoutquand tour à tour, ils te souhaitent Bonne Année et que toi, en retour, tu sais tellement pas quoi leurs souhaiter.
Plusieurs fois, je me suis juste dit putain fait chier. Quand tu vois un grand-père lécher son assiette, juste comme son chien lape sa gamelle à côté, t’as pas forcément les bons mots qui viennent.
Vers la fin, un monsieur m’a demandé 6 cafés d’affilée. Je le voyais aller et venir tenant le verre bouillant d’une seule main, en versant la moitié à côté. J’ai compris qu’il n’avait qu’un seul bras valide. Alors je l’ai aidé à apporter les autres cafés. Là, je me suis dit c’est quand même ceux qui en ont le moins qui partagent le plus. Ca m’a un peu bouleversée.
A la fin, on était vraiment tous gelés. Mais bizarrement, on était tous vraiment contents de cette soirée. Et puis on s’est séparé. Certains n’avaient qu’à traverser la barrière pour aller se coucher.
C’était un drôle de réveillon. C’était une riche soirée.