Ce texte a été finaliste du concours Libération – Apaj 2013 catégorie « Portrait de Nuit ».

Au sortir du bus, la nuit s’était installée quand je pris la suite de la file d’hommes qui avançait sur la piste. Je sentais les muscles de mes mollets endoloris. Une pression grimpante à l’arrière de la jambe. Un léger feu qui crépite. Une braise musculaire. Une foutue sensation de tiraillement du bas de la cheville jusqu’à la jointure du genou.

Impossible de repérer mon but dans le noir de la nuit. Je ne voyais pas de mont, ni de crête, pas même un monticule. Ni le sommet d’un pic, ni de montagne face à moi. Je ne voyais rien. Je compris simplement qu’il me faudrait encore tendre mes muscles et fléchir mes chevilles quand mes pieds attaquèrent la pente aigüe du sol pour atteindre Hombori.

Dans l’obscurité qui m’encerclait j’avançais avec peine, déstabilisée par le manque de repères.
Tout autour de moi n’était que froissements de tissu.
Roulements de gravillons dévalant la pente.
Et murmures.

J’entendais des chuchotements et le sol se dérober sous mes chevilles. Glissant sur la droite. Puis en arrière. Des cailloux comme des billes au début du chemin, puis des pierres plus rondes et plus imposantes. Et des rochers contre lesquels ma peau s’éraflait.
Je m’accrochais au bourdonnement des voix dont je ne comprenais pas le sens mais qui me donnaient une direction. Aux bruissements inconnus. Aigus et furtifs souvent. A quelques reprises, plus lourds, écrasant les branchages avec masse.

La douceur de la nuit et le noir m’enveloppèrent. La moiteur africaine me calma et m’apaisa. Je me concentrai sur cette sensation suave où le corps et l’air ne font qu’un.

Sans percevoir aucun mouvement autour de moi, sans ne rien voir bouger, le temps n’eut bientôt plus de prises. Je ne sais combien de temps le tissu devant moi effleura mon visage. Combien de pierres et de cailloux cédèrent sous mes pas.

Mes pieds retrouvèrent soudain stabilité et horizontalité. Nous étions arrivés. Hombori était là.

On nous invita dans un français soigné à nous asseoir. Des crissements sur le sol, on traînait quelqu’objet. Une chaise qu’on poussa sous mes genoux et dans laquelle je m’avachis avec soulagement. Les voix se firent plus nombreuses et nous entourèrent. Des hommes. Sans doute d’un certain âge, d’un ton assuré.

Des soupirs. Les nôtres. Nos respirations se calmèrent. Le feu dans mes jambes s’apaisa. Nous délivrâmes nos pieds fatigués de l’étau de nos brodequins surchauffés et j’eu honte de la puanteur aigre et puissante qui en émana. Personne ne sembla perturbé. La terre était fine sous mes pieds et chatouillait mes orteils.

Derrière moi, la voix d’un homme nous souhaita la bienvenue. Aveugle, j’essayai de croquer les contours d’Abblaye, le chef du village. J’avais beau forcer mon regard, ajuster ma vue, mettre au point le sujet qui me parlait,  je n’avais que le son de ses mots auxquels me raccrocher. Je l’imaginais grand et plutôt fort. La voix ancrée. Le timbre chaud.

Il nous décrivit avec précision et dans un langage châtié l’histoire de son très vieux village. Il disserta politique, poésie africaine et philosophie. Les palabres de la nuit.

Pas un faisceau lumineux. Pas d’électricité dans ce village, pas d’eau non plus. Seuls les verres de ses lunettes légèrement de guingois reflétaient par intermittence la lune brillante et jetaient des éclairs dans l’obscurité.

Quand le ciel se dégageait, se dessinaient les traits de nos hôtes accroupis. Seul l’intérieur de leurs yeux n’avait pas la couleur de la nuit. Leurs peaux brillantes de sueur étaient d’ébène. Leurs visages plutôt ronds. Des jambes longues et fines. Des mains allongées.

Soudain à ma droite, la pleine lune dessina les membres à l’envers d’un animal avançant devant moi soutenu par deux femmes le portant à bout de bras dans une énorme bassine. Notre dîner.

Un mouton, les quatre fers en l’air nous était offert comme le repas des rois. Le parfum de la viande brûlée piqua mes narines.

Affamés, nous nous mîmes à arracher à même les os la chair de la bête. J’oubliai la fourchette, le couteau, le maintien et mes coudes sur la table qui n’existait pas. J’arrachai fiévreusement morceau par morceau la cuisse de ce mouton. La chaleur de la viande dans mes mains, le goût fort de la carne chauffée au soleil. Nous mangions la même bête dans la même bassine en nous effleurant à chaque bouchée.

Mimant mes semblables, je remplissais mes paumes de riz et les collais contre le rebord en plastique pour les faire un peu rouler. Une boulette compacte et tiède naissait. Je l’engloutissais comme une affamée.

Une seule tasse passait de mains en mains, remplie d’une eau un peu croupie. A chaque bouche, une gorgée. Les lèvres avaient graissé le rebord. Je m’essuyai d’un revers de poignet. Et je recommençais à manger. C’était depuis longtemps mon meilleur festin. Je n’avais plus besoin de mes yeux.

J’écoutais, j’humais, je dévorais, j’exultais. Je redevenais petite.

Les agapes prirent fin. Nous avions dépecé l’animal et l’avions dévêtu de son moindre bout de chair.

Je sentais encore sous mes ongles la viande grillée. La transpiration acide de nos peaux mélangées. La merde des moutons dont nous étions entourés. Je me sentais revivre. Revenir à l’essentiel. Apaisée.

Je montai me coucher sur le toit d’une maison, des moutons par centaines se mirent à bêler. L’odeur aigre de l’urine des bêtes agitées remonta jusqu’à moi. Je pensai avec délice à leur congénère que nous venions d’engloutir.
Je m’allongeai sur le sol dur, pourtant mes muscles s’apaisèrent.

Je découvris un ciel qui n’existait pas chez moi. Un tapis cousu d’étoiles. J’en découvris des lumineuses et d’autres vacillantes. L’incandescence imparfaite et immense du ciel malien. Mes paupières se baissèrent. Je regardais les yeux fermés. Je n’avais plus besoin de voir. J’étais exaucée.

 

 

 

NB : Ce texte décrit une nuit de janvier 2011.