Elle gronde et bouillonne comme le géant ventru et fumant qui trône devant elle. En constant respect tout en se mesurant chaque jour à lui, Naples gronde. Elle hurle, elle vocifère, elle menace même. Elle éclate aussi parfois. Et puis repart pour un long sommeil. Une sorte de léthargie ponctuée de coups de sang. Comme si la lave du volcan pulsait jusque dans ses catacombes. Naples est là et la même depuis longtemps.
Comme une incartade dans les années trente, une brèche dans les années cinquante, une virée avec les néoréalistes, un saut dans les années quatre-vingt. Mais pas au-delà, aujourd’hui ne l’intéresse pas.
Fière et autoritaire c’est à son rythme qu’il faut se plier. Brouillonne et désordonnée c’est avec méthode qu’il faut s’y perdre. Chamarrée, bigarrée, si ses couleurs sont un peu passées, un seul rayon de soleil et les rouges deviennent flamboyants, les orangés se transforment en or et rappellent alors la majesté de ce qu’elle fut un temps dans son histoire, un royaume.
Royaume de la désolation parfois, hymne à la vie surtout. Enchanteresse comme peut l’être une cité qui se jette corps et âmes à la mer et observe avec crainte et défiance le monstre de lave qui lui fait face. Duel permanent avec les éléments.
Sur le port de Mergellina, il reste encore Antonio, Davide et Guido aux mains burinées et aux visages creusés de sillons dessinant des rigoles, de la mer jusque dans leurs yeux. Les petites mains de la grande bleue, des marins entre courage et perdition. Chaque matin, ils démêlent, entremêlent, recousent et délacent à l’envi des heures de filets. Leurs doigts habiles volent sur les mailles et se confondent aux entrelacs des cordages dans une danse rythmée et régulière. Chaque geste est inné, chaque aiguille poussée ou retirée est un prolongement de leurs mains qui débute ou achève le dessin.
Comme certaines barques à l’abandon sur le port, leurs cahutes bleues et blanches sur la plage ont un peu bu l’eau. Ne restent plus que des bicoques qui tiennent par le miracle de la combinazione. Pour certains c’est un abri, pour d’autres une maison particulière. Et pour tous, un refuge.
La mer aujourd’hui n’est plus aussi généreuse qu’avant. Et même si l’on prend la direction de l’horizon toujours plus tôt, c’est une traversée du désert vide et sans oasis qui les attend.
Rita, elle, est restée. Quand elle n’est plus généreuse la mer, elle en devient égoïste et rappelle en son sein ses enfants un peu trop audacieux. Son mari s’est fait avaler par les entrailles des profondeurs il y a quelques temps. Et elle, est restée, avec son fichu sur la tête, son regard vide et sa bouche édentée. Des sillons, des collines et des fossés sur son visage tanné. Deux pauvres chiens puants et hirsutes à ses pieds, des icônes par dizaines dans sa baraque. Et puis la télé. Un minestrone bout dès les pêcheurs élancés. Ils rythment son temps et la ripaille dans sa marmite. Là, dans sa cahute on la confondrait presque avec son décor. Elle est là. Immobile. Immuable. Un rayon de soleil l’effleurerait, elle deviendrait Madone. Et reine en son royaume délabré.
Des Madone à Naples, il y en a des milliers. Postées à chaque angle de rues, elles vous contemplent ou vous épient. En hauteur, de sorte qu’elles vous dominent et que vous leviez vers le ciel un regard plein d’intérêt et mieux, de ferveur. Des églises, des chapelles, des basiliques, des cathédrales, des monastères, Naples en est truffée et lui donnent cette allure mystique et illuminée. Des bonnes sœurs et des moines traversent les rues affublés de leurs aubes au milieu des passants.
Lorsque le crépuscule naît et qu’ils marchent dans les rues sombres, qu’ils claquent derrière eux les portes lourdes de leurs lieux de cultes comme aspirés par l’intérieur, on dirait des ombres divines ou maudites. Selon votre croyance. Mais ne laissent personne indifférent. La religion comme seul salut, les napolitains prient. San Antonio pour les objets perdus. Santa Rita pour les causes désespérées.
Et quand Naples s’éveille, c’est le parfum du café serré et des babas au rhum par milliers qui débordent des échoppes, des kiosques à journaux pourvus de centaines de jeux à gratter. Comme si la foi et le jeu faisaient bon ménage.
Ça braille, ça hurle, ça s’interpelle par des noms d’oiseaux, ça se bouscule, ça rit à gorge déployée, ça se parle en dialecte un code que seuls les membres du clan peuvent comprendre. Serveurs en livrée slalomant dans la cohue des voitures dont l’habileté à porter un ristretto sur un plateau est sans égal croisant des carabinieri dont il faut interpréter au mieux les signes de circulation contradictoires. Les klaxons hurlent. Les insultes grondent. Les moteurs vrombissent. Et tout le monde enrage. Les conventions n’existent pas. Les sens interdits non plus. Bienvenue dans la commedia dell’arte où tout est simple et désordonné et fonctionne à merveille.
Dans le quartiero spagnolo, les ruelles sont étroites et confuses, les immeubles défraichis et croulants. Seuls les plus avisés ne s’y perdent pas. Seuls les plus curieux s’y aventurent. Certains diront que c’est un coupe-gorge. C’est surtout un quartier où la vie bat son plein. Les vêtements sèchent sur les fils tendus comme des toiles d’araignées. Les chats consanguins ont envahi le quartier. Les gosses jouent sur les trottoirs après l’école. Les mères hurlent l’heure du goûter. Les familles prolongent leurs appartements jusque dans les rues. Ça et là naissent des terrasses improvisées aux meubles de jardin rafistolés, cafés fumants et cigarettes évidemment, sur la table en équilibre sur trois pieds.
Au bas des immeubles les demeures napolitaines alternent avec des restaurants. Matteo est aux fourneaux auprès de sa grand-mère. Les yeux pétillants et plein de fierté, il arrache de ses mains de marin plutôt que de cuisinier un morceau de pain encore chaud et le trempe avec vigueur dans une marmite mijotante et fumante de la sauce des spaghetti allo scoglio de midi. Et le fait goûter.
C’est brûlant, c’est pimenté et c’est succulent.
Puis arrive le marché, des camionnettes débordantes de fruits et de légumes charnus, frais, appétissants. Des étals abondants, sortis du jardin d’Eden. Les citrons sont énormes et juteux sous leur peau dorée, les tomates éclatent d’un rouge carmin et tout est gorgé de soleil, jusqu’aux marchands. Les tripiers aux ventres rebondis et les poissonniers tout gonflés de superbe et reluisants comme leurs poissons exposent leurs produits et en parlent comme s’il s’agissait du fruit de leurs entrailles. La Via Pignasecca, c’est une palette de couleurs vives et chatoyantes d’impressionniste, de personnages dessinés par Botero. Une œuvre d’art à ciel ouvert.
Et puis il y a Ciro, dont le territoire s’étend du port jusqu’au centre avec ses restaurants. Ciro, c’est le patron et ça se voit. Il émane de lui cette classe à la Mastroianni qui a fait le succès du grand cinéma italien. Et de Coppola sans hésiter. Elégance à l’italienne et touche napolitaine. Cheveux poivre et sel, teint hâlé à l’année, regard bleuté et iodé à souhait. En un regard et trois gestes à sa brigade, il lance ses ordres discrètement comme un parrain à son clan et déambule autour des tables en serrant la main de ses convives tel un politicien en pleine campagne. Autour des tables se côtoient des juges compromis et des fuyards, des robes d’avocats et des dames fardées. Il se dit dans la ville qu’entre les pizzas et les spaghetti transite de l’argent sale, pourtant les mains de Ciro sont d’une propreté impeccable. Et manucurées.
Mystique et authentique. Mi-ange, mi-démon. Enchanteresse et bouillonnante. A Naples, les femmes ont le regard sévère et la voix grave. Les hommes sont loquaces et séducteurs. Ils ont dans leur sang lavique la force et la rage de ceux qui se battent au quotidien, l’allégresse et le charme des gens du sud.
Immuable mais indomptable, à Naples depuis toujours et encore aujourd’hui, se joue une Divine Comédie. Où l’on oscille chaque jour sur une frontière ténue entre enfer et paradis.
Ouah j’adore votre plume, vous écrivez d’une manière peu banale (tout du moins pour le web), à la limite du poétique. J’adhère complètement à votre description de la belle italienne en tout cas!
Ce genre de message fait chaud au coeur et rallume la lumière! Merci à vous.