Aujourd’hui je me réveille avec un sentiment doux amer car je réalise que ma vie ressemble à s’y méprendre au film In the air où Georges apparaît, cadre à la quarantaine flamboyante, le cheveu poivre et sel, une classe toute américaine et une happy end à l’identique. 

Ma vie et celle de Georges sont les mêmes. A quelques détails près. 

Comme Georges je m’envole pour mon travail plusieurs fois par semaine, toutes les semaines. Quand Georges brigue la place de client Or ou Diamant, mon challenge à moi est de ne pas perdre mon statut « Silver » qui malgré mes nombreux allers-retours dans les airs peine à se maintenir à ce niveau. Le statut « Silver » devrait théoriquement m’octroyer certains privilèges ; il devrait. 

Georges vole dans des Boeing 747, moi dans des Fokker 100.

Immanquablement dans ces coucou sans âges et parfois même encore à hélices, il y a toujours une hôtesse dont la voix part en envolée lyrique au moment du « nous nous assurerons de votre sécurité jusqu’à notre destination finale ». Immanquablement, j’ai cette petite sueur froide, cette légère angoisse oppressante lorsque leurs voix nasillardes et cette aussi machinale qu’insupportable montée dans les aigus appuie sur le « destination finale ».

Georges s’installe en business quand je vole en éco. Le plus souvent mes compagnons de voyages sont des messieurs en costume cravate-attachécase-bluetooth vissé à l’oreille tels des Robocop hors d’usage. Régulièrement, je me retrouve enserrée entre deux spécimens du genre. L’un ronfle à ma droite, l’autre, à ma gauche, vise mon décolleté tout au long du trajet.

Les horaires des avions que je prends ont complètement déréglé mon horloge interne. Lever un jour à 4h, l’autre à 6h. Depuis, j’ai appris à dormir efficace  et je tombe en sommeil profond dès ma ceinture attachée, dossier du siège relevé, tablette rangée et appareils électroniques éteints. Qui plus est, je crois n’avoir jamais entendu les consignes de sécurité. Je compte sur mon voisin pour me prendre en charge en cas de dépressurisation. Celui de gauche évidemment, celui bien éveillé, voilà pourquoi je lui concède le privilège de lorgner sur mon décolleté dès le désarmement des toboggans et la fermeture de la porte opposée. Non, les femmes ne sont pas calculatrices, les femmes ont un sens pratique particulièrement accru. 

Comme Georges, je loue des voitures quand j’arrive aux aéroports, j’ai ma carte de fidélité personnalisée aussi ; comme lui, je suis toujours surclassée mais étonnamment ça ne m’arrive qu’en Angleterre. Or en Angleterre, je roule à gauche en luttant chaque seconde contre ma nature de conductrice à tendance latine, ce qui me vaut ponctuellement mais régulièrement quelques petits accidents sans importance.

Je me perds en explications avec les loueurs pour échanger à leur grande surprise un rutilant 4×4 pour la plus petite de leurs trois portes. Face à leurs faciès interdits, je glose sur la difficulté de me garer dans le marasme londonien. En mon for intérieur, une rayure sur une trois portes est psychologiquement moins tragique que sur ces gros engins.

Ces voitures sont mes maisons temporaires. Elles sont la chambre où je peux m’assoupir quand mon horloge interne déréglée me demande une trêve. Elles sont mon dressing et mon salon de thé. Mon boudoir parfois.

Elles sont ma cuisine où trainent comme dans toutes les cuisines les restes de mes nombreux repas pris sur le pouce. Une main sur le volant, l’autre à la bouche, chutes de sauces sur sièges flambant neufs comprises.

Comme Georges, chaque soir, je dors dans un hôtel différent, aussi différent qu’anonyme.
Crise oblige, j’ai délaissé les chaînes 3 étoiles pour les bouges d’aires d’autoroute. Un peu moins confortables mais tellement plus authentiques. Aujourd’hui j’ai une carte de fidélité dans les hôtels Océania. Un petit déjeuner offert pour 10 nuits passées sur un matelas épais comme une feuille de papier buvard et des petits pains rassis au matin.

Comme Georges, je n’ai plus de vie sociale. J’ai troqué mes amis contre des relations virtuelles. Je poursuis le wifi comme d’autres quêtent le Graal. Et j’ai relégué les soirées en société contre des têtes à têtes intimes avec mon PC. Parce que je suis devenue une cérébrale. 

En fait, les superproductions hollywoodiennes se sont simplement trompées de protagoniste.

Georges tourne dans des blockbusters. Moi, je vis dans un film. De série B.

Working Nomade.